• Histoire
« Et le grand méchant loup souffla de toute ses forces sur la maison de paille !»
Émerveillé, je regarde la chaussette rose fuir loin de la chausette noire pour aller se réfugier dans la maison de bois de son frère. Aujourd’hui, je fête mes quatre ans, et mes parents ont organisés un théâtre de marionnettes pour animer la journée. Les décors en cartons ont été grossièrement peints par mes sœurs, un vieux morceau de drap vert à pois oranges pendu à un cintre fait office de rideau, et je reconnais sans peine les voix déformées de mes parents dans celles du loup et des trois petits cochons, mais des étoiles brillent dans mes yeux et je ne peux détacher mon regard de la scène improvisée. Voyant mon engouement pour leurs marionnettes, mes parents réitérèrent l’expérience l’année suivante. Et celle d’après. Et encore celle d’après.
Dès mes huit ans, ils me proposèrent de passer derrière le rideau, et depuis, je n’ai jamais arrêté.
***
« Papa, d’où il vient le vent ? »
« Maman, c’est vrai qu’il y a des dinosaures au centre de la Terre ?»
« Papa, pourquoi ça aspire, un aspirateur ? »
« Hé maman, tu m’achètes un livre d’astronomie ? »
« Papa, tu veux bien m’emmener au musée avec les voitures ? »
« Viens Kate, on joue ! Tu fais Alice, et moi, le Chapelier ! »
« Papa, je veux voir des elfes ! »
« Maman, tu crois que je pourrais aller sur la lune, un jour ? »
« Mary, c’était mon gouter, ça…pourquoi tu fais que me les prendre à chaque fois… ? »
« Maman, je veux apprendre le langage des signes ! »
« Dit papa, c’est quand qu’on va au Pôle Sud ? Je veux voir des manchots ! »
« Maman, tu me fais des chapons aux morilles et au vin jaune pour mon anniversaire ? »
« Papa ! Vient, on va voir le spectacle de rue ! »
« Maman, maman ! Je veux faire de la capoeira ! »
***
Aujourd’hui encore, papa et maman crient l’un sur l’autre. Ils crient de plus en plus fort, et moi aussi, je pleure de plus en plus fort, mais ils ne m’entendent pas, parce que leurs cris couvrent tout. J’aimerais que quelqu’un soit là, n’importe qui, pour pouvoir me consoler et me dire que tout ira bien. Mais mes sœurs ne sont pas là, et les cris de mes parents n’ont rien de rassurants. Alors, quand je comprends que personne ne viendra s’occuper de moi, je finis par pleurer en silence.
Au bout de quelques minutes, mon regard est attiré par cette marionnette, sur la commode, que m’a offerte papa pour mes neufs ans. Avec ses cheveux roux, elle me ressemble un peu, et je crois que c’est pour ça qu’il me l’a achetée. Lentement, je tends ma main vers elle, et après une hésitation, je l’attrape et glisse ma main à l’intérieur. La marionnette se tourne alors vers moi et me regarde de ses grands boutons verts.
« Bonjour Perceval», me dit-elle d’une voix un peu enrouée. Elle parle sur un ton très bas, comme si elle ne voulait pas qu’on l’entende. « Ça ne va pas ?»
Je secoue la tête, des larmes roulant toujours sur mes joues. Ma gorge me fait mal, et je me sens bien incapable de lui répondre. Elle penche un peu la tête, puis s’approche de moi et pose une main au tissu très doux contre ma joue.
« Non, ça ne va pas, hein ? Tu sais ce qui va arriver. Ton papa et ta maman vont se séparer, et toi, tu vas devoir choisir avec qui aller. Ou peut-être qu’on choisira à ta place, parce que ton papa retournera sûrement en Angleterre, tu le sais, hein ? Il en a envie depuis tellement longtemps. Peut-être même que tu ne seras plus avec Kate et Mary. »
La voix de la marionnette se brise sur ces derniers mots, et elle baisse les yeux pendant que mes larmes redoublent. Il me faut bien quelques minutes pour me calmer, et alors que j’essuie péniblement mes joues, elle reprend la parole.
« Tu sais, ça va être dur, mais il faut que tu sois fort. »
Cette fois, je parviens à lui répondre.
« Je veux pas déménager. »
« Quoiqu’il arrive, tu ne vas pas être séparé de maman, papa, Kate ou Mary pour toujours » , me dit-elle doucement, comme pour me rassurer.
Mais je n’ai pas envie d’entendre ça.
« Ils me feront plus de spectacles de marionnettes. »
« Ils continueront de t’aimer. »
« Ce sera pas comme avant. »
« C’est dur aussi pour eux. »
« Ils ont qu’à arrêter de se disputer. »
« Il y a pleins de couples qui divorcent.»
« Pas mon papa et ma maman. »
« Tu es grand, maintenant, tu ne dois pas être capricieux. »
« Je veux pas. »
« Soit fort. »
« Je veux pas !»
Et alors que maman sort de la maison en claquant violemment la porte d’entrée , je jette la marionnette de toutes mes forces contre le mur pour ne plus avoir à l’entendre. Puis je me bouche les oreilles.
Je n’aime pas quand papa pleure.
***
« Lily, fait attention ! »
Je rattrape ma petite sœur au moment où elle commence à trébucher, et pousse un soupir à mi-chemin entre la lassitude et le soulagement. Courir comme une dingue au bord de la piscine, quelle idée ! Le pire, c’est qu’elle en a rien à foutre et qu’elle saute dans l’eau sans me remercier de lui avoir évité une dangereuse chute. Je crois que je manque d’autorité, ou alors c’est elle qui y est complètement réfractaire. Avec un nouveau soupir, je la rejoins dans l’eau.
C’est l’été, et comme chaque été depuis maintenant près de quatre ans, je passe les vacances chez mon père, en Angleterre. Il s’est remarié, et j’ai maintenant une demi-sœur. Sa femme est…assez sympa, je crois. Je ne suis pas franchement à l’aise avec elle, mais j’ai rien à lui reprocher. Ou plutôt, je sais bien que n’ai pas le droit de lui reprocher quoique ce soit. Je reconnais que parfois, j’aime mieux l’éviter, mais dans l’ensemble, nos relations se passent bien. Et puis, la présence de Lily joue beaucoup. Elle est tellement adorable, cette petite, même si j’suis sûr qu’elle aura un caractère de merde – exactement comme ses deux grandes sœurs. C’est dingue ce qu’elle ressemble à Mary quand elle était gamine. J’vous jure, elle essaie toujours de me piquer mon quatre heures en croyant pouvoir s’en tirer en me faisant les yeux doux.
Je jette un coup d’œil à l’horloge murale de la piscine publique, soucieux de ne pas manquer le rendez-vous que nous a fixé notre père, quant je reçois soudain une gerbe d’éclaboussures. Je pousse un cri d’indignation et me tourne vers Lily, prêt à me venger comme il se doit. Elle pouffe alors de rire et essaie de s’enfuir.
Et alors que je me lance à sa poursuite, je me fais la réflexion que, quand même, ses sourires ont quelque chose de magique. Un seul d’entre eux suffit pour que je sente quelque chose fondre à l’intérieur de ma poitrine.
***
« Hmm…maman ? »
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« J’ai…j’ai quelque chose à te dire. »
Elle ferme son livre et lève les yeux vers moi, sans doute interpellée par mon ton sérieux. Mes mains tremblent légèrement, et j’enfonce nerveusement mes ongles dans ma chair. Mon rythme cardiaque a rarement été aussi rapide, et je maudis en cet instant ma peau blanchâtre pour rougir aussi facilement. Je songe un instant à me dégonfler, mais je sais aussi que je le regretterais si je ne lui dit pas ça maintenant. Et puis, c’est trop tard pour faire marche arrière. Je prends une grande inspiration avant de me lancer.
« Je…voilà. Je suis tombé amoureux d’un garçon. Alors…plus tard, c’est possible que je choisisse de passer ma vie avec une femme, mais…c’est aussi possible que je choisisse de la faire avec un homme, tu vois.»
A ma grande surprise, maman soupire de soulagement et reprend son livre sans plus m’accorder un regard.
« Putain, tu m’as fais peur ! Avec la tronche que tu tirais, je croyais que c’était quelque chose de grave, moi. Me refait plus des coups pareils, sale gosse. Au fait, on est mercredi, pense à sortir les poubelles.»
Deux jours plus tard, je découvrais un paquet de préservatifs posé sur mon bureau. Maman avait prit soin de laisser un post-it où elle me recommandait de faire gaffe à mes fesses, "quand même".
***
Papa me fixe. Nous sommes assit l’un en face de l’autre, à la table du salon. Affreusement pâle, je triture nerveusement mes mains sous ma table. J’ai profité de l’absence de Lily et de sa femme pour lui dire, parce que je redoutais les cris, mais il semble étrangement calme – quoiqu’au moins aussi pâle que moi. Il finit par rompre le silence pesant qui s’était étalé entre nous deux.
« Ta mère est au courant ?»
Je hoche simplement la tête, la gorge si nouée que je me sens incapable de rajouter le moindre mot. Il se tait à nouveau, avant de reprendre la parole au bout de quelques secondes :
« Et…euh…ça fait longtemps que tu…? »
Il s’arrête. Mon sang se glace dans mes veines.
« Que quoi ? » je parviens à demander, la voix un peu étranglée.
« …que tu, enfin…je veux dire, quand est-ce que tu l’as dit à ta mère ? »
« Il y a deux ans. »
« Ah. »
Nouveau silence, peut-être plus lourd que le précédent. J’ai un peu honte, mais nous savons tout les deux pourquoi j’ai mit aussi longtemps avant de me décider à lui dire. Je me force à ne pas détourner mon regard du sien, dans lequel le désarroi est clairement visible. Finalement, il se gratte la nuque, mal à l’aise.
« Et tu…tu es heureux, comme ça ? »
A nouveau, je suis incapable de faire autre chose que hocher la tête. Il semble hésiter, puis finit par lâcher :
« Bon…alors si tu es heureux, c’est l’essentiel. »
Je le fixe longuement, incrédule. C’est tout ? Rien d’autre ? Pas de cris, pas de dispute ? Pas de manifestation de dégout, alors qu’il n’a jamais manifesté la moindre estime envers les homosexuels - et je pèse mes mots ? Il me rend un instant mon regard, semble hésiter, puis se lève et s’approche. Il tend une main vers moi, a un mouvement d’arrêt, puis la pose finalement dans mes cheveux. Ce geste qui était si familier durant mon enfance a aujourd’hui quelque chose de maladroit, et je me mords profondément la lèvre inférieure.
« Tu es mon fils », se contente-t-il de dire.
Il n’y a rien à rajouter. Je sens des larmes rouler le long mes joues, en même temps qu’un poids immense quitter mes épaules.
***
« Euh…Kate ? »
« Ouais ? »
« C’est à moi, ça. »
Ma grande sœur lève les yeux de ses cartons et me regarde. Je désigne d’un mouvement de menton ma collection de mangas Akira posés sur le sol, qu’elle s’apprête à embarquer dans son déménagement. Elle me sourit avec innocence.
« C’est pour emporter un souvenir de toi avec moi. Comme ça, je penserais à toi dès que je regarderais mon étagère ! »
« Fous-toi de ma gueule. »
« Hé, me parles pas comme ça. C’est une preuve d’amour fraternel, je te signale. »
« Tu sais combien de temps j’ai mis avant de rassembler l’intégrale ? »
« Justement. Ça a une valeur sentimentale. C’est ça qui le rend aussi précieux à mes yeux : tu me l’as offert alors que ça comptait beaucoup pour toi.»
« Hé, j’ai jamais dit que je te l’of… »
« Tu vas pas faire ton radin alors qu’on se reverra plus que quelques fois par an ? On va se séparer pendant tes mois, je te signale. Tu préfères qu’on se quitte sur une dispute ou sur un acte de générosité ?»
Je ne réponds rien. Elle sourit à nouveau, victorieuse, et je ne peux que la regarder, la mort dans l’âme et maudissant ma faiblesse, enfermer une à une mes précieuses bandes dessinées dans un carton.
***
Sept heures vingt. Je cours à en perdre haleine, mon sac à dos coincé sous le bras, à la poursuite de mon bus qui a aujourd’hui, contrairement aux 364 autres jours de l’année, décidé d’arriver en avance. Sérieusement. Un bus. En avance. J’avais toujours pensé que c’était qu’une légende, merde ! Du coup, me voilà à tenter de le rattraper comme un galérien, tentant tant bien que mal de faire fi de mon point de côté naissant. Coup de bol, quelqu’un attendait déjà à l’arrêt, et si le chauffeur m’a vu dans son rétroviseur, il me laissera peut-être la quinzaine de secondes qu’il m’est nécessaire pour le rejoindre. Accélérant encore le rythme, je file le long du trottoir, traverse le passage piéton, entends soudain un crissement de pneu sur ma droite, et tourne la tête dans la direction d’où il provient.
J’ai à peine le temps d’écarquiller les yeux avant de me prendre le pare-choc de plein fouet.
***
Assit dans ma chambre d’hôpital, je feuillette la brochure du nouvel établissement scolaire qui vient d’ouvrir en ville. Il a l’air plutôt fun et propose pas mal de cursus intéressants. Celui du théâtre, plus particulièrement, me fait de l’œil.
« Tu es sûr que tu veux redoubler là-bas ? »
Je lève les yeux vers mes parents, tout deux assit à mon chevet. Dire que j’avais pensé ne plus jamais les voir l’un à côté de l’autre… il fallait croire qu’avoir un fils qui frôle la mort, c’était suffisant pour qu’ils mettent de côté leurs différends au moins pour un moment. Enfin, j’ai eu de la chance, je m’en suis tiré presque sans séquelles ; au vu de la violence du choc, rien que le fait que je puisse encore marcher est déjà un miracle en soi. Au moins la rééducation que je fais depuis deux mois n’aura-t-elle pas été inutile.
Je hoche la tête.
« Ouais. J’ai bien envie de m’essayer au théâtre de marionnettes. Sérieusement, je veux dire, pas juste pour Lily et ses amis. Et puis, les cours ont l’air intéressant ! Ça me fera pas de mal d’essayer autre chose, un peu.»
Je les vois soupirer de concert, et souris. Je passe mon temps à vouloir « essayer autre chose », ça doit les blaser, à force. Mais je sais que, comme d’habitude, ils ne s’y opposeront pas. Je repose mes yeux sur la brochure et m’attarde alors sur la partie qui présente les modalités du cursus de danse. Mon cœur se serre un peu. Sans cet accident, j’aurais sans doute longuement hésité entre ces cours-là et ceux de théâtre. Mais le sort ne m’a pas laissé le choix : la pratique intensive de certains sports m’est désormais interdite, et celui que j’ai pratiqué pendant huit ans en fait parti.
Et ça me laisse comme un trou béant dans le cœur.