Le 08/03/2016 à 9h13.

Sa mère a jeté une poignée de terre d’une main molle sur le cercueil, les joues poudrées, le doigt bagué par cet anneau qu’elle ne portait plus ; qu’elle avait cherché partout à l’approche de la cérémonie, pour ne le trouver que la veille au soir après avoir fait monter Henri jusqu’au grenier pour le débusquer. Il était trop petit pour son doigt, depuis peu ; elle avait pris sur les hanches et les seins, elle avait les joues pleines et les bras plus épais, depuis - depuis quand ? Il était trop petit, et ça l’inquiétait, elle y jetait des coups d’œil anxieux - l’œil clair. Sa mère a jeté une poignée de terre d’une main molle, comme si c’était un soulagement. Comme elle aurait balancé ses clés sur la commode de l’entrée après être rentrée du boulot.
Pas de larmes, à peine un soupir mélancolique. Mais ce n’est pas grave. Vous savez toutes les deux à qui vous avez à faire. Vous savez toutes les deux qui était ton père.
Toi t’es là, debout dans une vieille robe qui t’aplatit la poitrine ; t’as dû gagner deux tailles de bonnet depuis le lycée, et ça se voit, et ça te laisse perplexe. Les yeux baissés, tu observes tes seins comme s’ils détenaient le sens de l’univers en prétendant avoir l’air abattu. Le gilet de laine que ta mère t’a prêté te gratte sous les bras, et c’est tout ce qu’il arrive à faire parce que t’as toujours aussi froid. T’aurais envie de rentrer maintenant, mais ça se dit pas à un enterrement alors patiemment, tu attends qu’ils en finissent. Vous êtes pas beaucoup, ce matin, à honorer la mémoire du défunt, mais ton père n’était pas un animal social.
Mais ton père, ce n’était pas grand-chose.
Quelques collègues, des cousins éloignés. Ses parents sont morts quand t’avais 4 ans, à la suite. Ses amis sont occupés à n’en avoir rien à foutre. C’est comme ça que ça se finit, quand t’es pas foutu de choisir tes fréquentations. Tu laisses ta femme et ta fille sans larmes et personne ne vient t’accompagner dans tes derniers moments, à part une maîtresse ridée qui chiale son mascara. Oui, parce qu’elle est là, elle est là et elle pleure pour vous trois. Elle est là, mais honnêtement est-ce que quelqu’un en a quelque chose à taper ?
Pas toi, en tout cas.
Pas toi, et ça te fait tout bizarre.
Tu lui as même fait la bise, tu l’as empêchée de se casser la gueule. C’est pas facile de marcher dans la terre meuble en talons. Tu comprends pas trop comment ta mère fait d’ailleurs, ni pourquoi elle en porte. Elle a changé, ta mère. Plus cruelle. Plus solide. T’as l’impression qu’elle a compris quelque chose, tu ne sais pas quoi, mais elle prend toute la place à tes côtés, sans même te toucher. Elle prend juste assez de place pour que Cassie ose pas t’approcher, et c’est mieux. T’as pas trop envie de l’entendre se plaindre quand c’est ton père qu’on enterre. T’as pas envie qu’elle te raconte l’histoire.
L’histoire, tu la connais. Et là tout de suite, t’en vois même la fin.
Et ça te fait sourire, un peu, au coin des yeux. Quand même, si c’est pas un tableau charmant ? Ta mère dans un coin, en panique car l’alliance est en train de lui couper la circulation sanguine, toi debout sur le point de bâiller et Cassie qui sanglote que c’était l’homme de sa vie à ton petit cousin. Ça mérite au moins une photo de famille. Ça mérite au moins la mine que ta mère t’a promise. C’est dingue ce à quoi la vie tient. C’est dingue tout ce temps perdu.
Dieu qu’est-ce que ce truc te gratte ; ça va réussir à te mettre en colère. T’aurais envie de gueuler, pourquoi on se fait chier ici alors qu’il y a peut-être un bon film à la télé ? T’aurais envie d’appeler Enora. Lui dire à quel point c’est simple. Que tu peux pas l’expliquer, mais que t’es fière des bleus sous tes manches et que t’aurais envie de lui montrer, de là où il est. Que tu peux pas l’expliquer, mais que t’es bien, que tu regrettes rien. C’pas que t’attendais que ça, pourtant. C’pas comme si tu l’avais souhaité.
Et pourtant t’es bien.
C’pas comme si tu l’aimais pas, mais il est mieux là où il est. Il aurait pas fallu qu’il finisse vieux, ça t’aurait fait chier de le présenter à tes gosses. Comment t’introduis un type pareil ? Comment tu commences la conversation ? Et y a des connards pleins de bons sentiments qui vont te dire que t’es dans le déni, que t’oses pas regarder la vérité en face car il t’a fait du mal, mais c’est pas vrai.
La vérité, c’est que la vie t’a fait une faveur. Elle a effacé l’ardoise, celui qui tenait les dettes. Elle a rendu le monde meilleur. Mais ça se dit pas à un enterrement, t’imagines. Ça se dit pas devant la mort, alors tu gardes le secret entre toi et ta mère, parce que vous êtes deux au milieu de cette farce, vous êtes deux à le confronter pour la première fois. Et c’est ça qui te sauve, c’est ça qui t’apaise. Elle est là, elle en fait pas tout un fromage ; elle n’a pas de haine pour Cassie, pas de mot pour briser ton silence.
Et ça te sauve.
Elle a pris toute la place à tes côtés avant que la solitude le fasse, avant que tu te rendes compte de ce qui se passe. T’avais oublié l’odeur de son parfum, mais maintenant tu t’en souviens, et t’y retrouves l’enfance qu’il n’a pas manipulé, la douceur des premiers jours. Et t’es bien. T’es bien, Henri. Et personne n’a besoin de te dire que ça va aller, parce que tu le sais.
Ça va aller.
Ça va aller, Henri.
Je te l’ai promis.