Poupées apprêtées [Enora Clifford & Meredith Eliacin]

Cela faisait une heure que les cours avaient pris fin, et la plupart des élèves étaient allés vaquer à d'autres occupations. Comme les soirées se faisaient plus douces, la plupart des camarades de classe d'Enora étaient allés chercher l'inspiration dans la verdure du parc, d'autres avaient décidé d'une petite virée en ville. Elle, elle été restée assise là, dans la salle d'art, attendant que tout le monde soit parti pour rassembler ses affaires et daigner enfin se lever. Elle voulait éviter à tout prix le brouhaha des conversations. Elle avait peur que quelqu'un se tourne vers elle et lui demande "Et toi Enora, qu'est-ce que tu comptes faire ?". Elle avait encore plus peur que personne ne la remarque.
Une fois que les voix n'étaient plus devenues qu'un murmure à peine audible au bout du couloir, elle avait donc pris son sac et s'était dirigée tout droit vers le bâtiment universitaire. Il n'était pas question de traîner dehors. Il faisait encore chaud, et elle allait étouffer avec son imposante robe à corset, dont les jupons de tulle noir tombaient sur d'épais collants. Comme si cela ne suffisait pas, elle portait encore son long manteau cintré. Toujours pareil, chaque année : tant que la température serait supportable, elle ne s'en séparerait pas. En cette fin du mois de mai, on commençait néanmoins à approcher de la limite.
Alors, comme souvent, elle se mit à errer. C'était sans doute son activité favorite : parcourir les couloirs, la tête un peu ailleurs, appuyer sur des poignées dans l'espoir de trouver une salle ouverte. A force de suivre ce petit train, elle connaissait par cœur les moindres recoins de l'académie, malgré son arrivée relativement récente. La taille du domaine avait ainsi bien vite cessé de l'impressionner, au point même qu'elle s'y sentait parfois à l'étroit.
Passant devant la salle de théâtre, elle colla l'oreille à la porte. Il n'était pas rare qu'à cette heure-ci quelques étudiants s'attardent pour déclamer quelques vers, et les espionner était toujours une bonne distraction. Ce soir, cependant, la salle était silencieuse. Dommage. Comme à son habitude, Enora enclencha la poignée dans le doute. Celle-ci émit un léger claquement, et la porte s'ouvrit. Ah, voilà qui est assez étrange. En général, une fois tout le monde parti, ils ferment la salle...
Quelques pas à l'intérieur et Enora put admirer un magnifique bric-à-brac. Qu'est-ce que c'était que ça ? Des accessoires un peu partout, des éléments de décor... Ca devait être en train de travailler la mise en scène, là-dedans. Enora s'avança encore un peu pour mieux observer le fouillis, quand des formes élancées, dans un coin de la pièce, attirèrent son regard. La surprise entrouvrit sa bouche. A demi-masqués par un petit rideau, des mannequins étaient entreposés là, dans des costumes plus magnifiques les uns que les autres. Enora fut attirée vers eux comme un papillon par la lumière.
Un, en particulier, retint son attention. Il était vêtu d'une longue robe d'inspiration victorienne, rouge et noire, avec un laçage sur le devant et des manches légèrement bouffantes. Du coin de l'œil, on aurait pu facilement la confondre avec l'une des tenues gothic lolita d'Enora, la couleur et la qualité des finitions en plus. Il n'y avait pas à dire, le style victorien, c'était quelque chose. Et cette pièce, en l'occurrence, c'était du beau travail. On voyait la qualité du tissu, l'élégance du dessin...
Il n'en fallut pas plus à Enora pour qu'elle pose son sac sur un tabouret proche et en sorte un crayon charbon et son carnet à dessins. Elle s'assit par terre, face aux mannequins, et commença à crayonner. En quelques traits experts, elle marqua les courbes harmonieuses du vêtement - elle avait l'habitude de reproduire les robes qu'elle voulait porter. Puis, elle commença à esquisser le laçage, les plis, les ombres jetées sur le tissu... Totalement absorbée par son travail, elle oublia vite où elle se trouvait, et surtout n'entendit pas le bruit d'objets que l'on déplace, tout proche...

Il se faisait certes un peu tard, et il n'y avait plus personne dans la salle de théâtre, mais la jeune Meredith n'avait pas encore déserté les les lieux. Tout les étudiants en théâtre étaient déjà partis. D'habitude, elle aussi partait en même temps que ses compagnons scolaires. Mais aujourd'hui, la jeune fille souhaitait terminer un de ses projets de théâtre pour cette année. Non, elle ne révisait pas son rôle pour une pièce. Jamais elle ne montrait sur scène, elle n'oserait certainement pas s'afficher devant un vaste public. La jeune fille était plutôt occuper à terminer un collier en dentelles qu'elle avait commencé il y a quelques jours.

Ce collier, il allait servir d'accessoire pour une robe noire et rouge. C'était un costume victorien que Meredith aimait beaucoup. Elle l'aimait beaucoup, d'autant plus qu'elle avait participer à son élaboration! Certes, la jeune fille n'était quand même pas assez douée pour faire une telle robe seule. Mais elle avait cousu elle même la jupe et participer à l'ajout des détails. Elle était assez fière d'elle.

Meredith posa son aiguille et regarda le fruit de son travail, désormais achevé. Elle le considéra un moment avant d'esquisser un sourire. Elle n'était pas mécontente d'elle! Meredith se leva de sa chaise pour se diriger vers la robe et déposer sur le mannequin ce nouveau collier fait de dentelles noires, avec un pendentif rouge à son extrémité.

Lorsqu'elle arriva, elle vit qu'elle n'était pas seule. Une jeune fille était assise non loin de la fameuse robe et en faisait un croquis. Meredith resta dans l'ombre un moment pour l'observer. La jeune fille trouvait que l'inconnue avait une très jolie robe. Bien qu'il faisait désormais un peu chaud pour porter quelque chose comme cela, Meredith trouva que cela lui allait très bien. La jeune fille sortit de sa cachette et salua timidement l'inconnue:

-Bonjour..., murmura doucement Meredith, encore hésitante.

Soudain, une voix fit sursauter Enora. Elle se retourna pour voir une jeune fille au visage de poupée, qui l'observait. Reprenant contact avec la réalité, elle réalisa subitement qu'elle n'était pas censée se trouver là et, retournant son dessin, elle esquissa un geste pour se lever.

- Ah euh... désolée... C'était ouvert alors...

Elle n'acheva pas sa phrase. De toute façon, il n'y avait rien à rajouter. Aucune véritable raison : c'était ouvert, simplement, et elle se trouvait là, alors elle ne s'était même pas posé la question. Elle était entrée, et avait tout dévoré des yeux. D'ailleurs, elle en profita pour dévisager également la jeune fille venue à sa rencontre. Ses longs cheveux blonds lui donnaient un visage d'ange, ainsi que sa voix, très douce, timide, qui donnait l'impression de glisser et surtout, surtout, de ne pas vouloir l'importuner. Elle était petite et frêle, on eut dit une brindille prête à se briser au premier coup de vent. Mais quelque part, Enora la trouva belle. Touchante dans cette fragilité. Peut-être parce qu'elle-même, avec sa peau sensible et cadavérique, ses yeux rougeoyants qui craignaient tant le soleil, et l'allure étrange que lui donnaient ses cheveux blancs, avait un physique un peu du même genre... Ce genre du physique qui fait qu'on a toujours peur pour vous.
Enora remarqua alors ce que la petite blonde tenait entre ses mains. Un collier de dentelles noires, avec un pendentif rouge. Tiens, c'était étrange, c'était exactement ce qu'il manquait à... Elle revint à son dessin, puis à son modèle. Oui, c'est ça, juste la petite touche... Sans vraiment le réaliser, elle esquissa du bout de son crayon la silhouette du collier sur son croquis de robe. Voilà, maintenant c'était équilibré. Le ras-de-cou venait compenser la lourdeur des manches longues, et apporter la touche de pudeur qui manquait à ce décolleté. C'était du beau travail. La jeune fille avait-elle travaillé dessus ? Elle avait l'air jeune, pourtant. Certes, le talent n'attend pas le nombre des années, comme on dit, surtout dans un endroit comme Volfoni, mais cela intriguait Enora. Peut-être qu'elle ne faisait que ramener les accessoires, après tout. La question lui brûlait les lèvres.

- Le collier, c'est pour la robe ? Tu as travaillé dessus ?

Enora fixait la jeune fille de ses grands yeux auburn, sourcils légèrement froncés par l'incongruité de la situation. Elle avait bien vite oublié que c'était elle qui n'aurait pas dû être ici, et son ton se faisait inquisiteur - pas au point d'être agressif, mais assuré tout de même. Elle reporta son regard sur la robe, et caressa distraitement le bas du tissu. A nouveau absorbée par la contemplation du vêtement, elle murmura à voix basse, mais audible :

- En tout cas, c'est du beau travail. Et du beau tissu.

Meredith entortillait un coin de sa robe. C’était toujours une certaine épreuve pour elle d’oser parler avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Elle était un peu nerveuse. La jeune inconnue s’excusa de sa présence. Meredith n’avait pas fermé la porte.

-Ce n’est pas grave… ça ne gêne personne que tu sois entrée !

L’inconnue regarda les mains de Meredith. Pourquoi, se demanda-t-elle ? Ah oui, ce collier. Meredith s’apprêtait à le rajouter sur la robe, mais elle fut surprise par l’entrée de la jeune femme. Cette inconnue semblait l’observer. Meredith en fit de même et regarda timidement la jeune femme pendant quelques secondes. Elle était plutôt belle, selon Meredith, sûrement car la jeune inconnue lui faisait même penser à un personnage de pièce de théâtre. La jeune femme semblait plutôt étrange pourtant. Effectivement, elle avait de longs cheveux blancs et des yeux tirant sur le rouge. Meredith compris qu’elle était albinos. Meredith aimait aussi beaucoup sa tenue. C’était original et bien accordé, et cela restait dans le genre de style que Meredith approuvait. La jeune Meredith elle-même aurait bien voulu être originale. Mais elle n’ose pas et se contente de petites touches.
La jeune fille attrapa soudainement une feuille et un crayon et gribouilla quelques secondes dessus en fixant de temps à autre le collier que Meredith avait dans les mains. Avait-elle donc fait un croquis de la robe ici présente ? Sûrement. Meredith regarda le jeune inconnue dessiner calmement. Meredith était perdu dans ses pensées et ce fut cette jeune fille qui l’en tira en lui posant quelques questions sur un ton assuré. Elle voulait savoir si le collier était pour cette robe rouge et noire, et si Meredith avait travaillé dessus.

-Le collier… ? Ah, euh…oui ! C’est effectivement pour la robe,  Je viens tout juste de le finir à l’instant. J’espère qu’il ira bien avec…

Meredith se sentit légèrement mal à l’aise sous le regard de la jeune fille, un regard déterminé. Mais celle-ci mentionna ensuite la qualité du tissu employé pour la robe et le collier et le qualifia de beau travail, ce qui ne manqua pas de faire plaisir à Meredith.

-Ah ? Merci ! Je n’ai malheureusement fait complètement que le collier… J’ai certes aidé à faire des détails et la jupe de la robe, mais c’est tout… Enfin je suis contente qu'on la trouve belle quand même!

Enora hocha la tête pensivement. Ainsi donc la jeune fille n'avait eu qu'un rôle mineur dans la confection de la robe ? On pouvait s'y attendre. Elle aurait été étonnée qu'un tel travail sorte de ses seules petites mains. Enora connaissait des gens qui cousaient leurs propres vêtements, elle-même avait voulu s'y essayer une fois ou deux, mais arriver à une telle qualité, c'était autre chose. Pas impossible, bien sûr, il y avait des petits génies partout - pas à Volfoni - mais le simple fait qu'on l'ai laissée travailler sur ce modèle, c'était déjà, sans doute, une reconnaissance de ses compétences. Et le collier, tout modeste semblait-il à côté de la robe, était lui-même une belle pièce, réalisée avec finesse. Non, il n'y avait pas à dire, le travail était appréciable... Enora, peu prompte à faire des compliments, pouvait au moins lui reconnaître cela. Pour une fois que quelque chose l'intéressait !

- Eh bien, même si ce n'est pas toi seule qui a fait la robe, je suppose que l'on peut quand même te féliciter. Le résultat est là, donc c'est bien...

Enora réalisa subitement qu'elle ne connaissait pas le prénom de la jeune fille. Elle n'était pas vraiment du genre à poser cette question en premier, mais vu la timidité de la jeune fille, sans doute ne fallait-il pas compter sur une présentation spontanée de sa part. Et après tout, on avait envoyé la jeune albinos ici pour qu'elle essaie d'être plus calme, plus sociable, moins autodestructrice. Même si elle le faisait avec toute la mauvaise volonté du monde, elle essayait bien de faire des efforts de temps en temps, ne serait-ce que pour qu'on lui foute la paix. Après, quand elle serait surveillée d'un peu moins près, elle aurait tout le loisir de s'en donner à cœur joie. Mais aimer le conflit n'est pas une raison pour se comporter bêtement avec des gens qui n'ont pas même encore prononcé un mot dérangeant. Enora finit céder à la curiosité :

- Au fait, comment tu t'appelles ?

Pas question, en revanche, de s'annoncer d'emblée. Le principe du "je donne pour qu'on me rende en retour" était à des kilomètres de son état d'esprit. Elle donnerait son nom si on le lui demandait, c'était déjà beaucoup. Enora se demanda avec amusement si cette frêle silhouette en face d'elle oserait au moins balbutier un "et toi ?" Elle s'imagina que ça lui prendrait tous les efforts du monde. Etait-elle timide au point que la banalité des conventions sociales n'allégeait pas pour elle le poids inquisitoire de l'interrogation ?

La jeune femme hocha la tête, tandis que la jeune Meredith se contenta, pour sa part, de fixer ses pieds avec une étonnante attention. C'est dingue, dans des moments pareil, même les pieds deviennent intéressant. Se rendant compte que son attitude était quelque peu impoli, la jeune fille releva lentement la tête. La jeune inconnue la félicita tout de même, même si Meredith n'avait fait qu'un partie de la robe et quelques accessoires.

-Merci...

Meredith murmura du bout des lèvres, son merci devenant ainsi presque inintelligible et presque inaudible. Parler avec d'autres personnes ne la dérangeait pas plus que cela. Mais Meredith ne connaissait pas cette jeune fille, cela devenait donc une toute autre affaire, beaucoup plus complexe.
On lui demanda ensuite son prénom. C'est vrai. Les deux filles ne se connaissent pas, elle ne se sont peut être même jamais vu. C'était donc la question qui devait arrivée à tout les coup, cette fameuse question qui est posée dans toutes les premières discussions entre deux personnes. Meredith répondit, et, curieuse, demanda le prénom de la jeune fille elle aussi.

-Je m'appelle Meredith. Et toi...?

Connaître le prénom d'une personne, cela rassurait un peu Meredith. La jeune fille ne savait rien de plus du caractère de l'inconnu, mais elle aimait avoir en tête le prénom des gens. Cela la rassurait lorsqu'elle parlait avec eux, même s'il n'y a aucune raison à cela.