Orange [Adam Wiest & E. Jordan B. Evans]

La Floride.
Ils en avaient eu une bonne, d'idée, la direction, d'installer Volfoni en Floride. Le championnat de la ligue n'allait pas tarder à débuter et tout le monde ne faisait que de griller de ravissement sous le soleil. C'est sûr que ça changeait du froid du nord et c'était plus sympa de pouvoir jouer dehors, il n'était pas d'assez mauvaise foi pour le nier, mais les voir tous à traînasser à l'ombre alors que se profilait pour lui celle de son dernier championnat, il y avait de quoi le rendre malade. Il avait préféré s'éclipser à la pause de midi, laissant ses potes au réfectoire pendant qu'il allait s'aérer le cerveau. Il n'en pouvait déjà plus de cette torpeur qui avait saisi l'académie toute entière, de l'humidité ambiante, moiteur étouffante. C'était une chaleur à laquelle il n'était pas habitué, qui n'était pas sèche mais oppressante et qui avait le don d'user et ses nerfs et son énergie. De lui saper le moral, aussi, et c'était sans parler de la guerre ouverte lancée entre les élèves de l'école et ceux des alentours. Une belle merde, en somme.
Visiblement il n'était pas le seul à préférer la solitude pour la pause déjeuner aujourd'hui et celui lui arracha un petit sourire satisfait. Il n'était pas encore la dernière personne lucide dans cette école.

_ Salut Adam. Kestufous là ? T'espères que ton âme soeur débarque pour qu'vous partagiez une orange ?

Stupide superstition que celle-ci mais c'était amusant de voir toutes les paires de cons qui avaient essayé en arrivant sur le nouveau site. D'ailleurs quelques-uns s'étaient déjà séparés... pour un fuit de l'amour, tu parles. Il ricana et administra une tape derrière la tête d'Adam en guise de salut alors qu'il s'asseyait à côté de lui avec son repas qui contenait... des trucs chinois. A Aitkin il avait son fournisseur officiel de bouffe qui tenait une épicerie et plats à emportés asiat', ici il en avait trouvé un autre encore plus près de chez lui. Côté gastronomie ça allait, il était pas trop dépaysé. Sur les autres plans par contre... Marrant, c'était pas forcément les élèves auxquels il pensait qui étaient restés à l'académie malgré son déplacement de... vers l'autre bout des Etats-Unis, et il avait certainement pas pensé à lui. Lui le gars rencontré y'a six mois qui devaient intégrer l'équipe de basket, de la team un en plus, pas des conneries, le gars à qui, malgré les protestations d'Elyas, il avait fait lécher l'parquet du gymnase. Le gars qui faisait partie des punching balls officiels de toute l'académie aussi, soit dit en passant. C'était marrant, vraiment. Et dire que maintenant il faisait presque partie de sa famille. Presque.

_ Mais en fait.... t'es pas vraiment pédé, hein ?

Rassure moi.

J'mange mes oranges tout seul, qu'il dit.
Bah y'avait plutôt intérêt vu qu'ils étaient que tous les deux mais Emile ne pouvait éteindre la lueur soupçonneuse dans son regard. Ce genre de réponses évasives c'était bien son genre là, piquantes et ne répondant absolument pas à ses question, mais à son ton amer, il décida de ne pas insister. Un temps tout de même, parce qu'il lui en fallait pour assimiler l'information et pour refréner son envie de mettre au clair ce point qui le tracassait toujours.

_ ... je vois.

Non il ne voyait pas du tout, mais c'était le genre de phrases random qu'on servait dans ce genre de situation où même ses nouilles déshydratées étaient plus chaleureuses que l'ambiance. Elles étaient insipides d'ailleurs, comme tous les trucs déshydratés, mais ça lui faisait ça de moins à préparer et puis c'était toujours rigolo de voir les trucs gonfler et ressembler approximativement à de la nourriture comestible juste en y foutant un peu d'eau chaude. Bien plus amusant que regarder Adam peler son orange comme si il avait envie de la buter avec ses ongles, ses yeux, ou ses yeux et ses ongles. C'était triste que ce gars qui ne savait pas se défendre se venge de sa malchance sur une pauvre orange innocente. Mais cela ne le concernait pas. Lui il bouffait ses nouilles et ça lui coulait proprement sur le menton et ça lui cramait la langue et il s'essuyait avec la main parce qu'il n'avait rien d'autre et ça le faisait chier. Et ça brûlait le palais aussi. Putain de merde.

_ J'peux avoir un quartier d'ton orange ?

T'as pas oublié quelque chose. Ce quelque chose ne brûle pas, il ne va ni t'arracher la glotte ni finir de consumer ta langue.

_ ...steuplait.

C'est qu'une superstition. Pourquoi les oranges ce serait plus magique que les kakis, hein ?

Il en mettait du temps pour lui filer un morceau d'orange. Si il ne voulait pas, il n'avait qu'à le dire, il n'allait pas le taper. Enfin, il n'allait plus le taper. Bien sûr qu'il l'avait fait, et de bon coeur, mais c'était il y avait déjà un moment, maintenant qu'il y repensait, et il espérait qu'Adam n'en était plus à ressasser ça. Lui avait oublié, en tous cas, n'y pensais plus du moins, mais ce n'est pas tout à fait la même chose quand on est celui qui donne les coups et non pas celui qui les reçoit. L'approche du championnat le rendait un peu paranoïaque et il se demanda si la méfiance d'Adam n'était pas l'annonce d'une vengeance mesquine qu'il pourrait lui faire subir pendant les tournois. Genre se blesser, jouer n'importe comment, et les faire perdre exprès. Non non, il voulait bien laisser leur mésentente des débuts de côté et même s'afficher publiquement aux côtés du petit sac-à-coups qu'était à Adam, le défendre même, dans la mesure de ses moyens, mais si il lui faisait un coup pareil même ses parents ne le reconnaîtraient plus quand ils viendraient le chercher à l'hôpital. Mais peut-être qu'il s'emballait, peut-être que ce n'était qu'un des effet secondaire de la chaleur, de l'humidité et des moustiques qui avaient eu raison de son bon sens déjà assez clairsemé en quelques semaines. Sans doute, et il se rassura en se disant que doute façons, si cela se profilait vraiment, il pourrait lui péter une jambe avant le début des tournois, comme ça ce serait réglé.

_ T'sais si tu veux pas tu peux m'le dire aussi hein, c'est bon...

Enfin, la prochaine fois, car pour ce coup ci il goba le quartier d'orange sans lui laisser le temps de protester.

_ T'sais Adam, y'a un truc que j'me demande depuis longtemps...

Un coup d'oeil audit Adam et il s'allongea de tout son long dans l'herbe comme un gros chat, repu et momentanément indisposé à tout effort physique ou mental.

_ Comment qu'tu fais pour passer sur toutes les crasses qu'on t'fait sans jamais t'énerver ? 'fin, j'veux dire, physiqu'ment... C'est à force de fréquenter des chintoc' que t'es d'venu aussi calme que maître Li ?

Ecole de redressement. Religieuse.
Un malheureux quartier d'orange aurait pu avoir raison de lui tant il lui fallut de temps pour le recracher, s'étranglant avec sous le coup de la surprise et d'un irrépressible fou rire. Adam en école de redressement ? Adam ? Quoi qu'avec le temps qu'il avait passé par terre... vu sous cet angle... Non mais... Adam en école de redressement religieuse ? Il était pince-sans-rire, peut-être plaisantait-il, mais il n'aurait pas parié dessus et de toutes façons, que cette anecdote soit inventée ou non, elle lui semblait tout aussi risible. Il n'avait pas besoin de préciser qu'il n'y avait eu aucune justification à cela. Emile l'imaginait mal frapper un professeur ou se ramener avec une arme blanche dans son bahut. Voilà le genre de conduites qui valaient généralement l'école de redressement, et lui y avait toujours échappé parce que... bref. Adam quoi.

_ Putain c'est pas vrai... ! Y fument tes vieux ou quoi ?

Il reprenait à peine son souffle, le visage presque aussi rouge que ses cheveux et ses affaires assez copieusement éparpillées autour de lui. Il s'éventa négligemment avec le plat de la main en se rasseyant correctement -enfin tout aussi correctement que pouvait s'asseoir Jordan Evans.

_ Tu m'dis religieux moi j'te vois enfant d'coeur t'sais. Bon j'avoue, les ch'veux bleus ça fait tâche, mais t'manque qu'une auréole pour aller chanter en robe avec tous ces cul bénis sérieux. 'fin j'dis ça mais c'pas toi tu vois, c'est juste ta gueule.

Il lui jeta un coup d'oeil un peu inquiet, des fois qu'il l'ai vexé sans y faire attention. Lui ce genre de remarque l'aurait énervé bien sûr, mais de une, Adam ne s'énervait pas vraiment et de deux, ils n'avaient pas non plus tout à fait la même carrure. Adam il avait tellement l'air d'un gosse de douze ans que quand il chantait, ça devait être un putain de soprano.

_ Tu veux un kumquat confit ? C'est comme de l'orange mais en moins bon.

Et ça collait les doigts.

_ Comment t'as fait pour atterir là bas ? T'as dit à ton pôpa que t'aimais pas les épinards ?

Il lui tendit le petit pot en plastique où les kakis trempaient dans le sirop et en profita pour sucer pensivement ses doigts collants. Son fou rire calmé, il lui semblait toujours aussi incompréhensible et ridicule d'envoyer Adam en école de redressement. Aux yeux des gens qui avaient vraiment besoin d'être "redressés" il passait aisément pour un petit bobo prétentieux qui pense que le cerveau sert à tout et que les muscles c'est pour les abrutis. Pas franchement le genre qu'on croise en école de redressement et au milieu de tous ces bourrins, il avait vraiment du prendre cher dans sa gueule, il voulait bien le croire. C'était amusant, mais cela ne le faisait pas sourire.

_ Tu t'fais pas trop emmerder ici, ça va ? 'fin, c'supportable ?

Bon, ce genre de questions sérieuses ça fait sérieux. Il pouvait prendre le ton le plus détaché qu'il voulait, on ne pouvait pas sortir ça comme ça sans attirer un peu l'attention, sans tomber dans un autre domaine que cela du badinage innocent sous un arbre. Pour que cela passe délicatement, il aurait fallu amorcer une conversation, glisser subtilement vers le terrain qui l'intéressait, demander ça de manière détournée. Mais bon, on parlait de Jordan Evans, et si la subtilité avait été son domaine de prédilection, il n'aurait pas été dans cette situation précise, avec cette personne précise en étant précisément ce qu'il était. Il avait arrêté de lui jeter des petits coups d'oeil et le regardait plus franchement parce que soit, il était couillon, mais pas au point de ne pas savoir qu'il foutait un peu les pieds dans le plat de résistance. Lui il tabassait, Adam il se faisait tabasser, cet état de fait presque immuable, la chaîne alimentaire de Volfoni, en quelques sortes.

_ Tu penses au championnat hein ? Tu t’entraînes même en dehors des cours ?

Parce que sa véritable préoccupation du moment ce n'était pas de savoir si Adam se sentait bien, simplement si il était suffisamment d'attaque pour commencer la saison. Elle serait courte et ardue pour une équipe aussi rafistolée que la leur après le changement de site. Il lui fallait des joueurs en forme, et il péterait les tibias de ceux qui oseraient poser un doigt sur eux.

_ Si t'as un problème avec un gars, ou pas un gars même, tu m'dis et j'm'occupe de ça.

Il avait pas très à l'aise, quand même, qu'il se disait en mâchouillant pensivement un nouveau fruit au sirop. Même lui s'en rendait compte, c'était dire.

_ Pas un problème, hein ? moi je trouve que oui, ce mec un sacré problème. Pourquoi c'est lui qui t'est venu direct ? je savais pas qu'il s'en prenait à toi...

Et il faisait partie des bourreaux qu'il ne serait pas en mesure de faire disparaître, mais il n'en dit rien, comme il ne releva pas l'implicite dans sa phrase. Le faire disparaître, peut-être que oui... pas avant longtemps en tous cas. Il soupira, avala tout rond son kumquat mal mâché et laissa son dos s'écraser contre le frêle tronc de l'oranger.

_ Tout ce bordel avec Arcadia, c'était bien c'qui nous manquait sérieux. Ces connards y perdent rien pour attendre. Tu sais que y'a même des loqueteux qu'on tabassait qui s'foutent sous leur protection maintenant ?

Avec un regard en coin de l'extorsion d'information discrète. Dans le genre si tu fais comme eux, je t'arrache lentement l'intestin par le nombril. Mais non, Adam ne ferait pas comme eux, Adam était trop gentil et trop blasé pour se battre, sinon il l'aurait fait depuis longtemps. Pas qu'il aurait pu gagner face aux racailles, mais même avec sa petite taille, il était costaud et sportif, il aurait pu vendre un peu chèrement sa peau. Mais non. Si il avait renoncé à ça, il chercherait pas à foutre davantage la merde.

_ Tant mieux si c'est bien. t'sais, tu joues bien hein, c'pas parce que je fais pas trop de compliments que c'est d'la merde. ni parce que t'as léché l'parquet l'premier jour.

Avec un grand coup de coude dans ses côtes, comme deux mecs au bistrot un vendredi soir qui se remémorent une excellente plaisanterie de jeunesse.
Mouaif.

Bizarre ? Comment ça bizarre ?

_ Bah euh... T'étais pas là au moment où on l'a intégré dans l'équipe avec Elyas, mais ça pas passé bien avec Logan non plus. Et y'a plein de mes potes qu'on a commencé à se taper sur la gueule, ça veut rien dire. Bon ok, avec toi c'était vraiment mal barré mais bon, eh, t'es dans mon équipe et tu joues bien, j'vais pas t'en vouloir pour ça non plus.

Et puis il faisait partie de son petit monde maintenant, il ne le laisserait pas en sortir aussi facilement. Pas après que Zack ait du arrêter le sport et qu'Elyas et Zenko n'aient pas choisi de rester à Volfoni après la relocalisation de l'école. Il ne lui restait pas grand chose de son ancienne équipe -la première dont il avait été capitaine- et surtout pas grand chose d'amical, alors...

_ Tu m'en veux toujours pour c't'histoire de parquet ?

Il se remettait à se gratter la tête avec un air gêné. Il était tellement transparent, c'était à pleurer, et même lui s'en rendait compte.

_ J'voudrais pas qu'tu m'en veuilles ou quoi...

Surtout maintenant qu'ils avaient un ennemi commun.

Je ne pourrais plus t'en vouloir maintenant.
Ça voulait dire quoi ça ? Pourquoi "maintenant" ?
Encore un regard en coin un peu soupçonneux mais il devait être habitué, il lui en jetait souvent, mais bon. Là il n'avait pas compris et quand il ne comprenait pas, le Emile, il avait tendance à devenir méfiant. Il ne restait plus que du jus au fond de son pot de kumquats et il l'envoya dans une poubelle d'un grand geste du bras. Enfin, il l'envoya en direction de la poubelle car à cette distance et vautré comme il était, il n'y avait aucune chance pour qu'il atterrisse à l'intérieur. Effectivement, aucun miracle ne se produisit. Bien évidemment, il ne se leva pas non plus pour aller le ramasser. Y'avait des gens qui étaient payés pour faire ça, merde quoi.

_ C'est... euh.... gentil ? Merci.

Ouais, c'était gentil même si c'était bizarre. C'était gentil.
Bordel il se faisait pitié à être aussi mal à l'aise dès qu'il était question d'Adam. D'ordinaire il n'avait pas vraiment l'occasion d'être seul avec lui et en un sens, cela faisait bien ses affaires. Il avait un don pour le faire danser d'un pied sur l'autre à être blasé de tout -ou du moins c'était l'impression qu'il donnait. Et à part frapper les gens, il ne savait pas trop comment les pousser à réagir. Le social c'était pas son truc, en fait. Le social positif.

_ Désolé, j'sais pas trop quoi t'dire. J'ai pas... l'habitude qu'on soit tous les deux là, tu vois. Sous ces saloperies d'arbres à oranges en plus. 'fin j'veux dire... c'est bizarre tu vois.

Arbres à oranges. Sérieux. Comment passer encore plus pour un illettré.

_ 'fin, c'est pas mal. C'est juste que voilà. J'voudrais que ça soit bien entre nous tu vois et comme tu parles pas trop c'est... déstabilisant.

Joli rattrapage Jordan, bravo.

Ces mots.
Ce n'était pas ceux qu'il lui connaissait et il savait à ceux de qui ils ressemblaient. Le malaise s'était dissipé aussi vite qu'il était apparu et son visage était à nouveau méfiant, accusateur comme il l'était avec lui. On non, il ne devait pas y avoir de problèmes entre eux, ils avaient plutôt l'air de bien s'entendre même pour qu'il se mette à parler comme ça, parce que qu'on n'aille pas lui faire croire que du jour au lendemain le petit Adam qui n'ouvrait même pas sa gueule quand on lui faisait bouffer le bitume se mettait à lui balancer ce genre de sous entendus désobligeants. Qu'est ce qu'il n'avait pas envie d'entendre d'ailleurs ? Qu'il était un enfoiré et qu'il lui avait fait du mal ? Qu'il était un capitaine idiot qui favorisait ses joueurs préférés et non pas les plus aptes à jouer à un poste ou un autre ? C'était quoi l'histoire là, et c'était quoi cette amertume qui puait le japogay à douze mille kilomètres ?

_ Oh j'vois, c'est l'heure des règlements d'comptes ? Bah fais toi plaiz' .

Lui il l'accusait avec les yeux, parce qu'il n'avait plus rien à lui dire et il croisa résolument les bras pour le souligner.

_ J'sais bien que je suis très très très idiot mais j'crois que j'suis quand même capable de savoir c'que j'veux entendre ou pas et sérieusement, j'vois pas c'que tu pourrais m'dire qui puisse me faire beaucoup d'effet. T'es qui pour balancer ce genre de trucs ? On s’entraîne ensemble, j't'ai démonté une ou deux fois et t'as l'impression d'me connaître pour savoir c'que j'pense ?

Avec toute l'amabilité du monde, s'il vous plait.
Depuis quand était-il aussi agressif ? Il ne s'était pas vraiment si glisser sur cette pente là pendant qu'il parlait et ce n'était maintenant qu'il avait terminé qu'il s'entendait avoir élevé la voix. Il déglutit difficilement, laissa ses bras retomber et se gratta machinalement la tête. Il n'avait pas envie de s'emporter contre lui, pas maintenant, et certainement pas pour si peu, même si le peu était aussi désagréable.

_ Désolé, c'est pas c'que j'voulais dire. 'fin, dis moi, c'pas grave, je... Bref.

C'était comme des coup de vents, les colère, comme des bourrasques soudaines qui soulevaient les feuilles, les branches et les insectes avec et puis qui retombaient aussitôt. Et quand elles retombaient, il avait toujours dit quelque chose de trop, quelque chose de mal, là il ne savait pas vraiment où ses paroles se situaient, sans doute dans les deux catégories en même temps et comme il ne savait s'excuser que d'une seule façon après les bourrasques, il le prit dans ses bras et lui tapota maladroitement le dos.

Bon ok.
Il était encore loin du Salvatore pour lui pleurer dans les bras, ou même si il ne pleurait pas, c'était tout comme, et Emile ne savait franchement pas quoi faire de quelqu'un qui se sentait mal dans ses bras. Il était un peu comme un décorateur contemporain à qui l'on demande de composer un intérieur futuriste en conservant les banquettes cannées de la grand-tante Gertrudis. Il n'était pas fait pour gérer ce genre de choses et Adam aurait plus eu sa place dans les bras de n'importe qui que dans les siens. Malheureusement, il ne se sentait pas franchement de lui expliquer qu'il n'était pas la personne la plus appropriée pour ce genre de débordements émotionnels et qu'il ferait mieux d'aller voir... peu importait qui, mais quelqu'un d'autre que lui. Alors à défaut, il continuait de lui frotter doucement le dos en cherchant une alternative, une échappatoire pour se tirer du mauvais pas où il s'était fourré tout seul et où il ne se savait capable que de s'enliser davantage. Ses mains se crispèrent un peu sur son sweat et l'une d'elle préféra lui caresser les cheveux. C'était comme ça que faisait sa mère quand elle était à bout d'arguments lorsqu'elle essayait de le consoler. Voilà, si il était triste il pouvait l'être tranquillement, c'était sans doute ce qu'elle se disait dans ces moments et c'était ce que lui pensait dans l'instant.
Qu'avait-il à lui dire de toutes façons ? Il ne se sentait ni touché ni las de ce qu'il entendait, il ne sentait juste rien du tout, comme si on avait anesthésié son cerveau et que dans sa tête comme dans sa poitrine, cela ne pouvait qu'être dur, froid et creux. Les mots d'Adam ne trouvaient pas d’écho parce qu'il n'y avait rien chez Emile pour leur en fournir, à l'instar d'une machine inapte à traiter un certain genre de données.
Tout le mot le sait.
Tout le monde sait quoi ? Qu'Adam Wiest ne peut pas en vouloir à Jordan Evans ? Cela ne lui paraissait pas aussi évident à lui, sinon il ne lui aurait pas posé la question et puis merde quoi, il n'avait aucune foutre idée de ce qu'il pouvait bien raconter. Il y avait un truc bizarre entre eux, sans doute, comme un miroir tout cassé qui ne renverrait jamais que des idées déformées, pointue et maladroites, du moins de son côté. D'ordinaire ça ne le dérangeait pas franchement, il n'avait jamais besoin d'être particulièrement sympa avec lui. Pas avec des mots en tous cas. Une tape dans le dos, un sourire, ça suffisait, mais là ses mains étaient prises.

_ Heu. Tu vas pleurer ? Ça va ? Et euh.... pourquoi tu pourrais plus m'e vouloir au fait ? Parce que sans vouloir répéter encore et encore que j'pouvais pas t'blairer y'a encore quatre ou cinq mois, y'a des antécédents non négligeables quand même.

Des antécédents non négligeables. Le genre de formulations qui ne lui ressemblaient pas franchement quand même.

_ Et si t'as pas envie d'en parler c'est ok, hein, pas grave.

Avant qu'il ne se mette à pleurer pour de bon.

_ Tu... euh... tu veux que je te lâche là ?

Et merde.
Voilà qu'il s'était mis à chialer.
Il renifla encore, comme toujours lorsqu'il était mal à l'aise et même si son nez à lui ne coulait pas.

_ J'ai des mouchoirs aussi s'tu veux.

Il n'avait pas spécialement envie de le voir pleurer. Il en voyait pleurer plein, des mômes et des moins mômes, mais Adam il ne pleurait pas, c'était un fait acquis, Adam ne pleurait pas, alors pourquoi pleurait-il ? Il ne lui semblait pas avoir dit quoi que ce soit de grave ou de particulièrement blessant, rien qui justifie cette réaction du moins, et il s'en trouvait d'autant plus mal qu'il ne savait pas en quoi il était coupable. Il ne le regardait pas, il ne le regardait plus, il ne voulait pas le voir, Adam était blanc, un peu bleu de ses yeux, de ses veines, un peu, sur ses poignets et lâchement il ne voulait pas le voir autrement. Adam ne pleurait pas, il n'était pas triste, il était la personne à laquelle on n'avait pas besoin de faire très attention, qui ne lui en voulait pas d'être maladroit, mauvais, mesquin, parfois mauvais perdant, brutal ou parfois violent. Il ne disait rien, il était là et il était rassurant quelque part, une sorte de point fixe auquel se raccrocher dans son équipe disloquée et son monde un peu retourné alors s'y accrochait. Non, il ne le lâcherait pas, et il le serrait dans ses bras comme si il avait soudain peur de le voir tomber, de surprendre à être autrement qu'il le connaissait, à devenir autre chose qu'un point fixe dans son univers.

_ Là, là, je suis là.

Et il lui disait ce que lui avait envie d'entendre. Il aurait mieux valu le laisser seul, ne pas s'asseoir à côté de lui et l"ignorer, comme toujours, dès qu'on commençait à s'intéresser aux choses silencieuses, elles se réveillaient et réveillait tout un tas d'autres choses avec elles encore. Il aurait du laisser Adam seul et en silence. Peut-être.

_ Chiale pas comme ça steuplait.

Si il continuait de pleurer ainsi il essuierait ses larmes lui-même, pensait-il en caressant ses joues trempées avec ses grandes mains, il sécherait tout du bout de ses doigts en espérant que tout redevienne comme avant même si cela ne serait jamais comme avant. Parce que c'était ainsi, il ne pourrait pas oublier l'avoir serré contre lui, avoir essayé bien minablement de le consoler, il ne pourrait pas laisser de côté l'école de redressement religieux, les kumquats pleins de sirop visqueux ni son visage quand il n'était pas avec lui celui qu'il montrait à tout le monde, son visage dans ses mains, ses grandes mains tièdes et il soupira. Lassé, fatigué d'être idiot. Ses pouces étirèrent ses lèvres en un pauvre sourire et il lui en fit un vrai en retour, souris et arrête de pleurer s'il te plait, mais ça ne marchait pas comme ça alors il le reprit fort encore contre lui, cacha son visage sans sourire dans son cou pour ne plus le voir, il lui faisait peur.
Il vibra. Enfin, son portable vibra et il espéra de tout coeur que Adam ne l'ait pas senti, y'avait rien de pire que quelqu'un qui regarde son portable pendant un câlin, il l'avait appris lorsqu'il avait eu le malheur de mater les photos de Jenny pendant qu'il embrassait Sam. Enfin, sa mâchoire l'avait appris et lui avait retenu la leçon pour quelques temps. Ces temps étaient révolus cependant, et il sorti à moitié son portable de sa poche pour jeter un oeil au sms qu'on venait de lui envoyer. Il n'eut pas à en lire la moitié pour manquer l'arrêt cardiaque et il chercha fébrilement des yeux sa crevure d'expéditeur. Il ne devait pas être loin cet enfoiré et si il avait un sms, il devait y avoir une vidéo aussi, une photo au moins et il espéra plus fort encore qu'Adam n'ait rien remarqué. Cela semblait peu probable.

_ Adam... ?

Son visage dans ses grandes mains, pour le regarder encore et ses lèvres ne souriaient toujours pas, il n'en fut malheureux qu'un instant avant de les embrasser une fois comme on embrasse une joue, une main, une deuxième autrement et il prit son menton entre ses doigts pour les faire s'ouvrir, ses lèvres. C'était un peu tremblant, maladroit comme ses tentatives pour le réconforter, peut-être que cela en était une quelque part, c'était comme avec une fille, il le savait, et ce n'était jamais autrement autrement qu'avec Adam. Oh qu'il devait se rincer l'oeil l'autre enfoiré mais tant pis pour lui, tant pis pour eux, hein, qu'il regarde donc car ses mains, ses lèvres, sa langue et ses caresses n'étaient que pour Adam. Qu'il soit donc comme il voulait, qu'il porte donc le visage qu'il souhaitait, il s'en fichait, il avait les yeux fermés.

Il n'arrivait pas à se sortir de la tête qu'il était là.
Pas loin.
A les épier.
Derrière ses paupières closes se pressait l'image qu'ils devaient donner là, qu'il devait donner à embrasser un garçon qui s'appelait Adam Wiest. Une image qui ne lui plaisait pas, par principe, parce qu'au fond, maintenant, il n'était plus sûr de ce qui le dérangeait vraiment. Il écarta le visage d'Adam du sien, pas très sûr que cela soit la meilleure chose à faire, et se racla la gorge sans avoir l'intention de parler. C'était certainement ce qu'on attendait de lui, c'est ce qu'on est en droit d'attendre quand on se fait embrasser à l'improviste comme ça, mais il n'avait rien de spécial à dire. Il avait juste fait ce qu'un malheureux sms lui avait dit de faire parce que cela lui avait semblé sensé et il espérait presque qu'un autre lui dirait quoi faire maintenant. Il hésita à s'essuyer la bouche, pas tant parce que ce baiser l'avait répugné que parce qu'il détestait avoir les lèvres mouillées, mais il se dit que cela serait très probablement blessant et il s'abstint, lâcha les joues d'Adam un soupira un bon coup. Dans son tact naturel, il aurait presque été capable de lâcher un "voilà, ça c'est fait" mais de cela aussi il se retint et cela faisait beaucoup d'efforts déjà, de ne rien dire de maladroit, pour qu'il soit en mesure de parler et de parler bien. Ses yeux cherchèrent une nouvelle fois leur espion sans plus de succès que les fois précédentes et il se gratta la tête, se mordilla la lèvre inférieure, se fit tout petit si c'était possible et attendit d'être touché par une inspiration divine.
L'inspiration divine ne vint pas.

_ J'suis... désolé.

Il aurait sans doute mieux fait de se taire. Après avoir soupiré encore, il inspira bien fort et sa respiration théâtrale aurait presque pu laisser croire qu'il s'étouffait.

_ J'veux dire... d'avoir fait ça comme ça tu vois. 'fin voilà...

Non, il ne voyait pas parce que rien ne laissait prévoir qu'il allait rouler une pelle à un membre de son équipe et qu'il ne s'expliquait absolument pas, que ses raisons étaient obscures et qu'elles l'étaient même pour lui. Il faudrait en inventer, cela dit, car il n'avait aucunement envie de balancer à Adam qu'il avait juste agit sur un coup de tête parce que Salvatore Kimimichi lui avait dit de le faire. D'une part parce que c'était pathétique, d'autre part parce que ce serait autrement plus blessant que de s'essuyer les lèvres.

_ J'voulais juste... que tu sois pas triste.

Ouais j'ai l'habitude de rouler des pelles aux gens quand ils pleurent.
Cherche pas.

Rester comme avant ?
Avant quoi ?
Quand avait-il sérieusement commencé à accepter les gens comme Salvatore, comme Adam ou Adriel ? Non, bon, d'accord, pas Adriel, lui était vraiment trop dérangé, mais cela faisait un moment que cela le travaillait, lui travaillait les membres et l'esprit, et puis il y avait ce sms et plein de choses qu'il ne voyait pas ou ne voulait pas voir. Difficile de savoir où placer le "avant" dans ces conditions. On pourrait remonter très loin et pour Emile, le "avant" parfait aurait été... juste... il y a quelques secondes mais à ce moment là il était déjà sur un pente dangereuse. Il aurait fini par glisser à un moment ou à un autre et aussi stupide qu'il soit, il savait que c'était ce à quoi il choisirait de s'accrocher maintenant qui compterait, plus que tout ce qu'il avait pu dire ou faire avant. Avant quoi. On en revenait toujours là.

_ Bah. J'sais pas, ça fait une paye que ça a changé et que c'est plus comme avant. Avant t'étais pas là et puis après j't'ai frappé et après je t'ai ignoré, maintenant que ça va mieux tu voudrais qu'ce soit comme avant ? T'es... t'es quand même bizarre comme gars, aha.

Son rire était crispé, il n'avait pas besoin de dire à Adam qu'il se posait la même question pour qu'il le devine. C'était sa façon à lui de le dire, même si elle était stupide et désagréable. Il ne serait jamais capable de dire, de formuler de façon intelligible et compréhensible qu'il n'en savait foutre rien. Qu'il ne savait foutre pas si un baiser à un homme -ou un garçon en l'occurrence- changerait quelque chose dans sa petite vie. Son ego aurait crié que non et aurait balayé tout doute ou toute hésitation, se serait muré dans son ignorance comme défense. Sans doute aurait-il réagi comme cela avant, mais avant quoi, il y avait un moment aussi qu'il se rendait compte d'à quel point il était obtus et débile, à force de fréquenter des gens plus intelligents que lui. Il s'en sentait minable, de plus en plus souvent, alors il hésitait et le fait même qu'il hésite était déjà un mieux, quelque part.
C'était ce qu'il disait et, très honnêtement, ce qu'il espérait.

_ C'était pas ce que tu voulais ?

C'était ce qu'il avait dit.