SING IT OUT • [Dakota F. Morellini & Betris Bell]

sing it out.

Dakota n'avait foutrement aucune idée de ce qu'il fichait là.

Le derrière posé sur une chaise, le menton calé sur son poing fermé, l'italo-américain regardait avec un intérêt modéré l'horloge murale de la salle de musique. Les aiguilles d'aluminimum indiquaient 15h54 ; le rendez-vous avec « Elle » était fixé dans exactement six minutes.

« Elle » ? Une illustre inconnue avec qui il s'était retrouvé flanqué pour un foutu projet musical. Chaque minute qui passait lui faisait se demander pourquoi il avait accepté de participer à un duo. Peut-être était-ce à cause l'expression candide de sa professeur de musique, qui lui avait intimé avec sa voix mielleuse de bien vouloir prendre part à ce projet, ou encore de sa petite voix entière, qui lui avait alors hurlé avec agressivité un « SOCIABILISE TOI UN PEU, CAZZO ! » tonitruant ?

15h56. Il était trop tard pour se poser des questions, mais Dakota avait encore le temps de fuir, en bon petit lâche qu'il était. Il pourrait prétexter un malencontreux oubli à sa prof. Ou un petit rhume qui l'aurait privé de sa voix. Des excuses, il pouvait en pondre des centaines : mais avait-il vraiment envie de les utiliser ? Une partie de lui déclamait le retrait immédiat : il avait peur, peur de cette inconnue, peur de son opinion, peur de ses réactions quant à lui et à sa voix ; mais l'autre partie, la plus lucide et la plus posée, appelait à la détente : « Elle » aussi ne le connaissait pas, « Elle » aussi ne savait pas dans quoi elle s'était embarquée, mais une chose était sûre : « Elle » n'était sûrement pas aussi paniquée que lui à l'idée de faire un malheureux duo.

« Ce n'est qu'une répétition », lui souffla sa conscience. « Si ça se passe mal, rien ne t'oblige à continuer. Tu pourras simplement lui dire que tu ne veux pas faire ce projet avec elle. » Plus facile à dire qu'à faire. La conscience de Dakota avait tendance à occulter un détail non négligeable : parler aux autres le terrorisait. « Tu n'auras qu'à le chanter, alors. » Foutue conscience.

15h59. Boule au ventre. Regrets amers. La gorge sèche, l'esprit en alerte, les yeux émeraude du châtain se tournèrent vers la porte. Il ne savait pas si « Elle » était ponctuel. Mais dans le doute, il préfère guetter son arrivée plutôt que de se laisser prendre par surprise.

Un jour, il arrêterait d'avoir peur de la moindre cellule vivante de cette planète.

Un jour.

A seize heure tapant, Betris ouvrit la porte de la salle de musique. Comme elle s'y attendait, quelqu'un y était déjà, un jeune homme. La jeune femme n'avait pas l'habitude de faire des duos, mais elle n'avait pas vraiment le choix, puisque c'était un devoir pour l'école.

L'école. Elle avait presque envie d'en rire. Elle se trouvait tellement vieille par rapport aux autres ici, sans doute ne l'était-elle pas mais tout de même, reprendre ses études à vingt-et-un ans, ça ne faisait pas rêver. D'ailleurs, elle ne pouvait s'empêcher de voir les autres élèves comme des enfants, fussent-ils plus grands qu'elle en taille. Elle ignorait quel âge avait son camarade de classe, mais elle doutait fortement qu'il ait atteint la vingtaine. Ou bien se prenait-elle trop tôt pour une adulte ?

Même sa tenue laissait croire qu'elle était davantage un professeur plutôt qu'un élève, élégante et raffinée. Montrer autant de peau comme ces Floridiennes lui paraissait indécent, mais son éducation y jouait sans doute pour beaucoup.

« Bonjour. » dit-elle d'une voix douce.

Betris referma la porte derrière elle et s'avança donc vers le jeune homme en lui tendant la main.

« Betris Bell, enchantée. »

Va-t-elle essayer de sourire ? Oui. Réussit-elle ? Non. Ses lèvres ne se sont même pas retroussées. Misère, comment certaines personnes pouvaient distribuer des sourires à la pelle ? Elle en était bien incapable. Pourtant, elle ne voulait pas se montrer froide ou distante, c'était plus fort qu'elle, elle n'arrivait pas à sourire en se forçant.

« Bon eh bien... Quel est ton registre dominant, en chant ? »

Il n'avait pas l'air de faire du lyrique, comme elle, elle espérait simplement ne pas être tombée sur un rappeur ou un amateur de pop anglaise, ça causerait quelques difficultés.

Il cligna des yeux une fois, puis deux, puis trois.

Sa partenaire, au premier abord, ne semblait pas foncièrement antipathique. Une longue crinière ébène encadrait son visage de porcelaine, sublimé par une paire d'iris aux reflets métalliques. Elle était belle, naturelle, et dégageait une certaine élégance bien connue de Dakota ; peut-être était-elle comme lui ? La question n'eut pas le temps de s'emparer de son esprit, car déjà la jeune femme s'avançait vers lui, main tendue, et engageait les présentations ; la proximité provoqua chez le châtain un mouvement de recul, qu'il tenta tant bien que mal de faire passer pour un spasme nerveux. « No stress », chuchota sa conscience. « Elle — Betris a l'air d'être quelqu'un de cool. Pas la peine de faire ton numéro avec elle ; la répétition aura lieu quoi qu'il arrive. »

Il ne pouvait plus reculer.

Timidement, il se leva de sa chaise et s'empara de la main de Betris en tentant une ébauche de sourire. Si son expression pouvait paraître convaincante, ses doigts tremblants et ses mouvements certains traduisaient son manque d'aise ; ce qui était en soi totalement ridicule, puisqu'il faisait une bonne tête de plus que la chanteuse.

« D-Dakota. », parvint-il à marmonner, tout en relâchant sa main d'ivoire. Elle allait le croire bègue, maintenant. « Je ... fais un peu de tout. De l'opéra au rock alternatif. Du lyrique à la pop. Pas vraiment de spécialité. »

Sa voix de ténor lui permettait d'assurer dans à peu près tous les registres ; plusieurs répétitions seraient néanmoins nécessaires pour qu'il puisse se coupler parfaitement à un style donné. Lors de son inscription à Volfoni, Dakota avait préféré tout miser sur ses capacités vocales plutôt que de se spécialiser dans un style précis ; en face de cette jeune femme apparemment expérimentée dans l'art vocale, il se demanda s'il n'avait pas fait une erreur.

« Je suis un ténor. Quelques répéts et ... je pourrais te suivre. Je pense. »

« J'espère » hurlait son esprit. A l'entendre, on aurait cru que Betris était la femelle dominante et lui le pauvre petit garçonnet soumis qui lui devait une obéissance absolue.

Foutu manque de confiance.