Tous les après-midi | [Henri Underwood & Blau Alcala-Sango]

Tous les après-midi avaient lieu les cours de pratique. Les Sparks Ice se retrouvaient sur Hargrave Street, à la patinoire réservée pour elles. Elles s'éclipsaient vite dans les vestiaires, avec plus de vivacité et de rires dans leurs bavardages à mesure que les mois passaient.

Tous les après-midi, Blau était à la traîne, son doux sourire un peu ahuri scotché sur le visage, et son énorme sac débordant d'affaires dont on se demandait parfois ce qu'elles avaient à faire dans une patinoire sur l'épaule. Elle posait celui-ci quelque part, n'importe où, parfois en plein milieu du chemin, mais cela arrivait de moins en moins, à mesure que les mois passaient. Puis, une fois prête, elle constatait que tous les casiers avaient été investis, et surtout qu'elle n'avait pas la clé du sien, et elle demandait, de-ci, de-là:
« J'peux mettre mon sac là? »

Suivant Blau, Henri entra dans le vestiaire. La joue rougie par une gifle, les yeux grands ouverts, la langue mordue, elle marchait en lisant un livre - un vrai, qui parlait de philosophie et de confiance en soi. Une recommandation de sa mère.

A ce souvenir, un sourire glissa, furtif, sur ses lèvres - une offense muette que personne ne sut - et elle froissa les pages entre ses mains trop abimées, volontairement, avec nonchalance. Elle avança jusqu'à son casier désigné, celui que personne ne touchait, par peur de ce que l'on pouvait y trouver - par peur des germes peut-être, aussi. Elle ne savait pas trop.
Elle ne cherchait plus à comprendre non plus.

Tout ça lui passait au-dessus de la tête - d'ailleurs les conversations autour d'elle ne ressemblaient pas à des conversations. Gazouillis, cris, rires, peu importe ; elle n'interprétait aucun mot en tant que tel, jamais. A une exception près.

Il y avait une voix intelligible parmi la foule.
Il y avait la voix de Blau.

« J'peux mettre mon sac là? »

Henri attrapa le sac que Blau tenait dans une main, le lui arracha sans ciller  et le fourra à l'intérieur de son casier. Avant d'en fermer la porte, elle tira un Harlequin de son soutien-gorge qu'elle rangea dedans. Puis elle se retourna et jeta le vrai livre à Blau.

« Je te le recommande.  »

Cet après-midi-là, comme tous les après-midi, Henri ne refusa pas. Sans doute les autres redoutaient-elle le contenu monstrueux du sac de la blonde. En toute amitié. Mais il y avait de quoi, et puis ce n'était pas Blau qui allait leur en vouloir pour ça. De toute façon, qu'elle importance? Henri ne refusait pas.

Au fil des après-midi, ce serait toujours à elle qu'elle demanderait de squatter son casier. Les habitudes se construisaient. Elle perdrait même celle de se reprocher d'oublier sa clé, à défaut de prendre celle de se rappeler de la prendre.

Mais cet après-midi-là, son sourire s'agrandirait, mi-reconnaissant, mi-amusé, comme il le serait toujours, par la brusquerie d'Henri. Qu'elle ne comprendrait jamais vraiment, au fond, tout comme elle ne comprit pas vraiment qu'Henri lui balance son livre avec un:

« Je te le recommande. »

Qu'elle ne chercherait pas non plus à comprendre.
Elle regarda la couverture en fronçant les sourcils, feuilleta brièvement l'ouvrage, puis décréta à mi-voix:

« Ça ferait une super girafe. »

Et elle le posa au dessus des casiers, pour aussitôt entreprendre d'enfiler ses affaires gisantes à ses pieds.

Les autres commençaient déjà à quitter les vestiaires, se pressant les unes les autres à grands renforts de mouvements de bras. Il fallait prendre de bonnes habitudes. Se dépêchant de mettre son second patin, sautillant à cloche-pied dans un équilibre précaire, Blau suivit l'équipe vers la patinoire.

« Ça ferait une super girafe. » marmonna Blau dans sa barbe, un peu, et le rire frémit sur les lèvres d’Henri - et pourtant elle se tut, parce que le silence pour une fois lui était agréable - les silences entre elles l’étaient toujours.
C’étaient des pauses, tout simplement, des petits vides que personne ne cherchait à remplir à part peut-être le bruit de la foule extérieure qui se faisait plus fort, dans ces moments, comme pour compenser la perte de leur deux voix. Henri savait qu’elle pouvait rester des heures assise à côté de Blau sans parler et sans que celle-ci ne lui fasse jamais aucun reproche.  
Parfois, dit-on, il n’y a pas besoin de mots.
Parfois, surtout, il n’y a rien à dire - rien d’autre que les gestes ne puissent traduire.

Et les gestes d’Henri voulaient dire beaucoup.
Les gestes d’Henri étaient brutaux - elle ne savait plus si c’était de la rage rentrée ou de l’impatience. Peut-être de la joie, aussi, la joie d’avoir trouvé un interlocuteur. Les gestes d’Henri étaient brutaux comme ceux des enfants qui jouent entre eux.
Elle avait le regard d’un enfant heureux.

***

« Putain Blau ! Sors-toi les doigts du cul merde ! » cria Henri sur la glace, l’air farouche dans sa tenue de guerrière. Sauvage presque, les yeux et les cheveux fous, la bouche plissée d’agacement. Sur les gradins, quelques spectateurs choqués et sur le bout de sa langue, une nouvelle flopée d’insultes. « Pacifiste à la con. » siffla-t-elle et une étrange tendresse se glissa dans sa voix au même moment, qui déstabilisa un peu la colère de ses traits.