Lou Applebaum

La première chose qu'on remarque en voyant Lou, ce sont ses grands yeux noisette en amande, qui paraissent presque disproportionnés par rapport à son visage fin. Ils lui donne un air un peu mélancolique, un peu triste, presque en permanence. A part eux, tout en elle paraît minimaliste. Son petit nez de souris surplombe des lèvres fines et pâles. Elle a des pommettes hautes qui lui donnent un air exotique, mais la pâleur de sa peau et la maigreur de son visage la font paraître presque malade. Ses cheveux, coupés à la garçonne au niveau de sa nuque, sont secs et d'un blond cendrés, ce qui ne fait rien pour améliorer les choses dans ce domaine. Ses traits sont rarement éclairés par ses sourires, ni d'ailleurs assombris par ses humeurs moroses : d'une façon générale elle reste en apparence stoïque, et ses expressions restent intériorisées.
Son corps est marqué aussi par cette impression de petitesse : du haut de ses 1m55, elle est loin d'être impressionnante, et ses membres fins et longilignes donnent l'illusion qu'on pourrait la balayer d'un coup de vent. Ce n'est pas tout à fait vrai. Sans pouvoir battre la racaille locale au bras de fer, il faut savoir que tout ce qui lui reste sur les os, c'est du muscle, acquis par un entraînement régulier depuis son plus jeune âge. Et toutes ces expressions qui sont absentes de ses traits, c'est par son corps qu'elles se manifestent, un léger changement de posture, la façon gênée qu'elle a de remettre ses cheveux derrière ses oreilles. Avec tout ça, ses cheveux courts et ses membres fins, son absence presque totale de formes, Lou n'a pas un physique très féminin. C'est légèrement compensé par sa façon de s'habiller : elle porte souvent de longues jupes, assorties de pulls épais, mais le plus souvent ses vêtements sont très sobres, dans des teintes sombres. Mais c'est quand elle danse qu'on ne peut vraiment pas nier sa féminité : son corps s'anime alors, il devient gracieux, presque beau.

Pour beaucoup, Lou n'est qu'un bourreau de travail incapable d'éprouver le moindre sentiment. Il faut dire que peut de choses sont plus importantes pour elle que la danse : elle passe le plus clair de son temps à des exercices d'assouplissement et à s'entraîner, une vraie perfectionniste. Dommage pour ses profs, elle est loin d'accorder la même rigueur à ses cours... Ce n'est pas que rien ne l'intéresse, il lui arrive parfois de tomber sur des cours qui ne l'ennuient pas, surtout si les profs font appel à des méthodes qui sortent un peu de l'ordinaire, mais elle ne trouve pas l'intérêt de s'investir vraiment dans autre chose que la danse. Elle n'est pas non plus contre décompresser un peu et faire la fête. Pour ce qui est de ne rien éprouver, c'est l'apparence qu'elle se donne, à la fois volontairement pour ne pas être blessée par le jugement des autres, qu'involontairement parce que son visage n'est pas expressif. En réalité, elle prend très à coeur ce que l'on dit d'elle et ce que l'on pense d'elle, même si elle est trop fière pour le laisser voir.
On l'aura compris, Lou n'est pas un animal social. Elle préfère rester seule plutôt que de se risquer à des relations houleuse avec les autres. C'est quelque chose qu'elle a hérité de ses quelques années en école de danse, où les autres élèves lui ont tous parus prêts à se retourner contre elle pour une minute de popularité. Il lui arrive d'avoir des relations avec les autres, mais la plupart du temps ce ne sont que de vagues connaissances, avec qui elle peut s'amuser parfois, mais à qui elle ne racontera pas ses états d'âmes. A cause de cela, elle a été qualifiée d'hypocrite, et pas totalement à tord. En général, elle ne montre pas ce qu'elle ressent pour les autres et paraît donc souvent cordiale avec des gens qu'elle n'apprécie pas du tout. Par contre, lorsqu'elle s'attache à quelqu'un, c'est pour la vie : elle est loyale, et ne laissera jamais tomber un véritable ami dans le besoin. Mais cela n'arrive pas souvent : Lou est blasée. Elle s'attend toujours au pire de la part de tous ce qu'elle rencontre, et a beaucoup de mal à voir de la beauté dans le monde, à part à travers la danse, la musique ou la poésie.

Tout commença par une alliance mutuellement profitable, avec dividendes et rendements. Un magnat de la production de maïs épousait la fille de l'associé principal d'un cabinet d'avocats renommé. La photo de leurs visages souriants et de la (très chère) robe de la mariée firent la une du journal local de la Nouvelle Orléans. David et Fiona Applebaum avaient tout pour être heureux. L'année suivante, une petite fille était née. Ils l'appelèrent Lou, pour l'état de Louisiane où David était né et avait toujours vécu. Fiona était ravie d'avoir une petite poupée à qui mettre de jolies robes hors de prix et de l'exhiber fièrement devant ses amies. Elle était aux anges.
Pendant les premières années de sa vie, elle fut donc la fierté de ses parents, la petite princesse de leur conte de fée. Lorsque Lou eut quatre ans, Fiona décida qu'elle voulait une princesse ballerine pour fille, et l'inscrivit à des cours de danse classique. Ce n'étaient pas des cours comme ceux auxquels on inscrit les enfants pour qu'ils s'épanouissent et jouent à la ballerine en musique, non, Fiona avait d'autres espoirs pour Lou. C'étaient des cours intensifs, où les enfants passaient une heure à faire des étirements fastidieux au sol puis à la barre, avant de s'essayer à un ou deux mouvements par cours qui étaient sévèrement corrigés par le professeur de danse. C'étaient des cours hors de prix, mais dont les élèves finissaient presque tous par travailler dans le monde de la danse. Lou détestait ces cours. Elle pleurait pendant une demi-heure chaque fois qu'elle devait y aller, mais sa mère se montra intransigeante. "Tu me remerciera plus tard", lui répétait-elle, autant pour se rassurer elle-même que pour faire taire les pleurs de sa fille.
C'est seulement deux ans plus tard que la situation changea pour le meilleur. Fiona décida d'emmener sa fille voir un ballet. C'était La Bayadère. Lou était mal à l'aise dans sa robe trop serrée, pleine de fioritures qui la gênaient pour bouger, mais sa mère était radieuse. "Tu vas voir ma chérie," lui disait-elle, "ce que tu pourras faire quand tu seras grande." Puis, après un regard vers sa fille, "Tiens-toi droite ma chérie." Assise dans son siège en velours, Lou s'agitait, elle avait assez de danse dans la semaine pour ne pas en supporter même le soir. Mais dès les premières notes elle fut clouée à son siège. L'orchestre, à quelques mètres d'elle à peine, rendait la musique si vivante, si proche alors que jusque là la musique classique n'avait été jusque là que synonyme que de torture physique. Et puis, les premiers danseurs arrivèrent sur la scène. Ils étaient si gracieux, si parfaits, le moindre de leur geste contrôlé et appliqué. Ils volaient ! Ils sautaient si haut, si libres, qu'il n'y avait pas d'autre mot. Ils volaient. Et la moindre de leur expression se manifestait sur leur visage, dans leurs mouvements. La scène où la Bayadère se fait mordre par un serpent fascina Lou plus que toute autre. Quelles émotions ! Quelle tristesse ! A la fin du ballet, elle était en pleurs, bouleversée. A partir de ce jour, elle supporta toutes les contraintes de ses cours de danse : elle aussi, elle voulait voler un jour.
Lou rentra à l'école sans heurts. Elle était maladroite, la tête dans les nuages, et préférait regarder par la fenêtre plutôt que de suivre les cours du professeur. Ses parents ne s'en formalisait pas, puisque de toutes façons, il avait été établis dans l'inconscient de tous qu'elle serait danseuse. Et comme chacun le sait, il n'est pas nécessaire d'être bon en maths pour bien danser. Elève calme sans histoire, Lou avait pourtant quelques amis qui appréciaient son humour et sa bonne humeur. Sa vie alterna calmement pendant cinq ans entre l'école et les cours de danse.
Alors qu'elle aurait du rentrer au collège, ses parents s'inquiétèrent de ce que les quelques heures que Lou passait à danser dans la semaine ne soient trop peu pour qu'elle devienne une vraie ballerine, et décidèrent de l'inscrire plutôt dans une école de danse, qui offrait certes des cours plus généraux, mais en marge de l'activité principale : le ballet. Leur fille dit donc au revoir à sa vie de petite fille normale, à ses amis normaux, et entra toute entière dans le monde normatif et rigoureux de la danse classique. Il faut savoir que, comme les cours qu'elle suivait, cette école était hors de prix et la plupart des élèves étaient là grâce à une bourse ou parce que leurs parents s'étaient saignés à blanc pour le leur offrir. Le fait que l'entrée de Lou n'ait été qu'une vague formalité pour elle fit rapidement le tour de l'école et on lui reprocha bientôt d'être une "gosse de riche", de ne pas mériter d'être là, de n'avoir aucun talent. Et la jeune fille, peu habituée à subir l'animosité des autres, en perdait souvent ses moyens lorsqu'il était question de danser devant ses camarades, qui ricanaient à son passage. Elle mérita donc bientôt sa réputation : elle paraissait bien trop maladroite et incompétente pour une danseuse. A mesure que le temps passait et que la situation restait la même, Lou finit par s'endurcir et par ignorer les critiques qu'on lui faisait. Elle ne parlait pas aux autres, était très seule, mais s'entraînait sans relâche, pour parvenir finalement à être dans la moyenne haute de l'école.
Elle commençait à être ignorée dans l'école, ce qui était une amélioration par rapport à la situation précédente, lorsqu'un nouveau scandale la rappela à l'esprit de ses camarades. A 16 ans, elle tomba amoureuse pour la première fois. C'était une de ces danseuses que tout le monde admirait dans l'école, qui est tellement talentueuse que même sa démarche devient chaloupée et gracieuse comme si elle dansait en marchant. Elle s'appelait Soledad. Elle avait de longs cheveux noirs qui bouclaient comme des vagues autour de son visage. Dès que Lou était en sa présence, elle perdait tous ses moyens, balbutiait, se prenait les pieds dans un peu tout n'importe quoi. Son coeur battait la chamade dès qu'elle la voyait. Alors, un jour, après une longue hésitation, elle décida d'aller lui parler. Elle était entourée de ses amies, qui la virent arriver dans la plus grande indifférence. Quand Lou demanda à parler à celle qu'elle aimait en privé, les autres se regardèrent et pouffèrent de rire, ne comprenant pas pourquoi Lou ne voudrait pas lui parler devant elles. Lou perdit alors tous ses moyens, bégaya, remit ses cheveux derrière ses oreilles d'un air gêné, incapable de bouger et incapable de dire quoi que ce soit pour se dépêtrer de la situation dans laquelle elle était. Parmis ses bégaiement confus, les amies de Soledad finirent par comprendre, et, l'air dégouté, se mirent à l'insulter et la chassèrent. Soledad, elle, regardait Lou d'un air désolé, mais ne dit rien. Lou en eut le coeur brisé.
Tout comme celle de la richesse de ses parents, la rumeur de son homosexualité circula très vite dans l'école, et de nouveau, les autres passèrent leur temps à la dénigrer dès qu'elle était dans la même pièce qu'eux. Ce genre de nouvelles croustillantes étaient rares dans l'école, et tous sautèrent dessus sans ménagement. Celles qui ne l'insultaient pas l'ignoraient et ne faisaient rien pour l'aider, de peur de gagner elles aussi la même réputation. Quand aux garçons, ils ne prêtaient pour la plupart pas vraiment attention aux murmures des filles.
La chose prit une telle ampleur que le directeur finit par convoquer ses parents. Sans leur dire la raison pour laquelle Lou était dénigrée, qu'il ne connaîssait pas, ne prêtant pas l'oreille aux bruits de couloir, ce qu'il dit à ses parents fut suffisant pour les pousser à la changer d'école. Ils décidèrent de la mettre dans un nouveau pensionnat, cette fois pas tourné uniquement vers la danse mais où elle pourrait pratiquer sa passion tranquilement. Lou, quand à elle, se jura de ne plus se laisser insulter comme elle l'avait été, et vécut son transfer à l'Académie Volfoni comme un nouveau départ.