La porte [Lain Porter - Edan L. Abhainn]

Interloqué, pantois, surpris, tels étaient les états que traversait Lain.
Ce dernier avait soumis sa classe à un test, qui était en réalité plus un questionnaire sur la culture générale qu'un test noté et évalué. Quelque chose qui lui permettrait de jauger le niveau de la classe pour adapter ses cours.
La moitié des réponses étaient décevantes, l'autre moitié fort correcte. Il constatait cette disparité avec une attention toute professorale et se demandait comment il allait réussir à faire un cours qui intéresserait ceux qui n'y connaissent rien et permettrait à ceux qui savent de passer un bon moment sans leur donner l'impression de voir encore les mêmes choses.
Il était assis en face d'un bureau qui faisait dos à la fenêtre mais face à la porte, position stratégique car non loin de la bouilloire. Les rayons du soleil le réchauffait agréablement à travers sa chemise, et il s'efforçait de ne pas laisser la léthargie d'un après-midi lent faire baisser sa productivité.
Il saisit une nouvelle fois le test devant lui. Le nom d'Andrew écrit sur le coin supérieur droit de la copie, porteuse de réponses tout à fait convenables. Comment faire pour ne pas transformer cet Andrew en sac à sommeil au travers des cours les plus basiques? Il n'avait pas encore la réponse à cette question.
Il prit le temps de s'étirer sur sa chaise et sentit son dos craquer, les vertèbres reprenant leur position de repos, sa cage thoracique regagnant sa capacité perdue. Il but quelques gorgées de thé en cherchant à tâtons la tasse remplie de thé noir à la cannelle (remède souverain contre les étourderies des élèves), puis se remit à l'ouvrage.
Il n'avait pas encore résolu son problème d'accessibilité, mais pensait que ce problème se résoudrait de lui-même après la compilation des erreurs récurrentes dans les copies. Il sortit un crayon à papier, s'arma d'une feuille blanche, et entreprit de construire une liste d'objectifs pédagogiques, biffant des mentions, rajoutant des concepts à coup de flèches et naviguant entre les différentes copies.

Le temps s'étira comme de la guimauve, tandis que sa tasse de thé voyait son niveau monter et descendre comme une respiration lente, à mesure que l'après-midi passait, et à mesure de ses remplissages. Bourdonnant d'activité vers midi, le moment où il s'était mis au travail, la salle des professeurs se vidait lentement, symptôme de la maladie du vendredi après-midi qui appelait les êtres humains à rentrer chez eux pour profiter du week-end en toute sérénité.

Vers 18 heures, alors qu'il était désormais seul dans la salle (le dernier collègue étant parti depuis une demi-heure, après une petite discussion centrée autour de la cafétéria du campus), il commençait à y voir plus clair. Les erreurs courantes de ses élèves rentraient maintenant dans trois catégories exploitables pour réaliser ses cours.
Il se fendit d'un sourire avant de chercher une sixième feuille blanche avant de commencer à esquisser son plan de cours qu'il soumettrait lundi à la direction afin d'avoir son aval.

On toqua à la porte. "Surement un élève en quête de réponse après avoir planché toute la journée sur un sujet quelquonque", pensa-il. Il doutait cependant que la requête soit pour lui, au vu du nombre de professeurs officiant à Volfoni.
Convaincu que l'entretien serait court, il ne prit pas la peine de poser son crayon avant de s'exprimer d'une voix suffisamment forte pour se faire entendre de l'autre côté de la porte.

"-Entrez!"

« Entrez! »

Il avait l'impression de retourner en arrière, quand il avait encore 13 ans. Il restait souvent debout devant cette porte, pour une simple question ou une connerie mais il n'avait jamais osé entrer même si on l' invité, il fuyait toujours. Cette fois-ci il n'allait pas se défiler surtout que là, il était payé.
Timidement il fit un premier pas dans la pièce. Il n'avait pas eu à chercher très loin pour rencontrer un prof, il était juste en face de lui. Enfin du peu qu'il pouvait voir, la lumière qui provenait de la grande fenêtre l'aveuglait au possible. En tournant la tête ici et là, ce fut pour lui une sorte de petite désillusion : La salle n'était pas si propre, des papiers étaient dispersés un peu partout, les poubelles remplies à ras bord (et ce n'était pas que des copies d'élève !) des verres contenant du reste de café restaient orphelin, tristement abandonné sur les tables de bois, en un coup de vent les grandes piles de feuille risquaient de voler dans les airs.
Par instinct Edan cherchait un peu partout si quelqu'un d'autre travailler à un des bureaux. Poliment, doucement il prononça d'une voix claire pour se faire remarquer :

« Bonsoir, j'suis là pour vous donner des papiers. »

Sur son visage : un espoir de ne pas déranger, il détestait déranger les gens surtout quand on les coupait dans leurs élans.On pouvait malgré tout remarquer dans sa voix une pointe de déprime. Il allait devoir tout distribuer lui-même alors que, presque, tout le monde était rentré chez sois. Comment fait-il pour rester aussi tard ? Il ne veut pas rentrer chez lui ? Edan oubliait certainement que ce métier pouvait être une passion. Corriger des copies, gueuler sur des élèves, s'amuser à faire des nouveaux devoirs, ça ne pouvait-être qu'intéressant.
Par réflexe il distribua quelques papiers sur les tables des professeurs qu'il connaissait déjà. Ils se réduisaient au nombre de 3. Edan ne les aimait pas. L'une était une véritable sangsue qu'il essayait de fuir tant qu'il pouvait, il était d'ailleurs soulagé de ne pas la voir en train de l'attendre assise sur son bureau. Il serait mort sur place. Les deux autres il ne les fréquentait pas vraiment mais étaient très peu respectueux du travail que les petites mains de l'établissement pouvaient fournir, il en avait déjà fait les frais.
L'homme à son bureau était plongé dans un bain de lumière, c'est vrai qu'en Floride y'a pas mal de soleil. Aveuglé Edan ne pouvait pas apercevoir son visage. Il devait être vieux et aigri des cheveux blancs avec un sourire quasi inexistant. Alors par une curiosité qu'il ne connaissait pas il s'approcha avec prudence.

« C'est quoi votre nom ? »

Il fouilla d'avance les papiers qu'il avait dans la main. Entre les noms imprononçables et beaucoup trop long le pauvre ne pouvait pas s'en sortir, il était noyé par l'alphabet. Parfois il essayait de zieuter sur les feuilles éparpillées autour du prof pour voir quel tortionnaire il pouvait être avec ses élèves.

Lain posa son stylo pour observer le manège de l'individu, déposant des liasses de feuilles sur les tables usuelles des professeurs permanents. Il avait l'étrange impression qu'il cherchait à l'éviter du regard, sans trop savoir pourquoi.

-"C'est quoi votre nom ?"

-"Lain Steiner. Et vous, quel est votre nom?"

Le nouveau venu semblait aveuglé par le soleil, mais il lui semblait également qu'il était mal à l'aise devant lui, voire les professeurs en général. Quelque chose dans la façon dont il posait les feuilles, comment il observait la salle, lui suggérait une certaine prudence. Cependant, dans le même temps, les mouvements rapides de ses yeux lui inspiraient une certaine défiance.

Décidément, son interlocuteur n'était pas du tout à l'aise, et Lain se trouva soudainement l'envie de s'enquérir de la raison. Il allait en effet sûrement côtoyer professionnellement cette personne pendant un petit moment et ne comptait pas souffrir d'un contact humain désagréable ou déplaisant.

Il se leva et fit quelques pas en direction de la cafetière dans laquelle le thé flottait paresseusement avant qu'il ne le filtre. Ne restaient plus maintenant que le thé infusé ainsi que quelques morceaux de pomme et de cannelle qui dérivaient lentement dans le réceptacle. Bien que ne fumant plus, le reste du thé était encore à température de boisson et le corps en fonte de la théière fut un contact douloureux et chaud pour sa main, étant resté dans le soleil depuis déjà 30 minutes.
Il se versa la moitié du thé dans sa tasse personnelle, puis versa le reste dans un gobelet en plastique pris dans un distributeur à côté de la cafetière, avec un ensemble d'agitateurs et de sachets de sucre.

-"Et puis si après ça vous avez fini de bosser, asseyez-vous et aidez-moi à finir le thé avant que nous ne rentrions chez nous. Celui-là c'est du noir, pomme à la canelle. Ca vous dit?"

Lain Steiner hein ? Quelle sonorité ! Aux oreilles de Edan ce nom lui semblait bien plus éloigné de ce qu'il pouvait entendre d'habitude. Il ne faut pas ce m'éprendre, je ne sous entends absolument pas qu'il y a dans cette réflexion une quelconque mésentente vis à vis de son patronyme. Non il l'aimait bien, il se demandait de quelle contrée cet homme pouvait bien venir, était-il né ici ? Ou venait-il d'un pays lointain ? Surement avait-il lui-même aucune idée d'où il avait vu le jour. Tant de questions délicates qui pouvait sembler innocentes pourtant tellement naïves de la part du grand garçon que devait être Edan. Il se trouvait à ce moment là devant un de ses mystères.
Le garçon souriait étrangement à la réponse du professeur.

Derrière cette épaisse lumière, noyé dans les rayons aveuglant, la silhouette lui rappeler une des photographies représentant son père dans un de ses nombreux voyages. Son père lui aussi avait les cheveux longs.

« Edan, juste Edan. Ne vous embêtez pas avec mon nom de famille. Tout le monde l'oublie. »

Restant droit comme un I, il n'osait pas bouger. Ca lui rappeler quand un de ces professeurs l'interroger, il avait peur de faire un mauvais pas. Comme un enfant.
Pourquoi le simple fait d'être dans cette pièce le rendait mal à l'aise ? Il avait du mal à se dire que c'était la présence d'un professeur qui pouvait le mettre dans un de ces états. Au fond, la salle des profs n’étaient-elle pas ce lieu craint par tous les élèves et par lui encore maintenant ? Son interlocuteur semblait être des plus civilisés et agréable, aucun de ses mouvements ne trahissaient une pensée hostile. Edan admirait son comportement.

« Et puis si après ça vous avez fini de bosser, asseyez-vous et aidez-moi à finir le thé avant que nous ne rentrions chez nous. Celui-là c'est du noir, pomme à la canelle. Ca vous dit ? »

« Je ne peux pas refuser alors, le thé est un de mes points faibles. » Avoua-t-il lâchement.

Il déposa la pile de dossier sur le bureau d'un professeur inconnu et se dirigea -non sans crainte- vers Steiner. De toute façon un surveillant à toujours le temps de discuter, c'est bien connu.
Il était partagé entre l'envie de rentrer chez lui et la peur de se retrouver seul. Cette proposition l'arrangée. Timidement mais avec politesse, il prononça tout en s'asseyant un simple merci qui voulez tout dire : Lain avait réussi à appâté l'animal.
Le thé dans les mains il s'arma de courage pour sembler le plus naturel possible.

« Ca me semble étrange, tous les autres profs sont partis le plus vite possible et vous, vous restez là fidèle au poste. Ca ne vous emmerde pas de rester dans cette ambiance scolaire ? »

MOI JE SUIS GENTIL a écrit:

« -Ca me semble étrange, tous les autres profs sont partis le plus vite possible et vous, vous restez là fidèle au poste. Ca ne vous emmerde pas de rester dans cette ambiance scolaire ? »

Lain reposa la tasse au creux de ses deux mains mises en coupe. La chaleur de l'eau se diffusa agréablement dans ses paumes.

-Ce n'est pas à cause de mes confrères, mais à cause de mes élèves que je suis là.

Il prit quelques instants afin d' expliquer à Edan les origines de la disparité de niveau d'informatique au sein de la population de jeunes, en quoi les sociétés gardaient leurs systèmes les plus autonomes et les plus simple possible, en quoi les élèves les plus intéressés trouvaient leur contenu sur le Net et allaient bien plus loin que tout le reste.
Sortant un graphe fait main, il fit voir à Edan la répartition des notes au sein de la classe : beaucoup de très mauvais, beaucoup de très bon, peu de moyen.

-Les mauvais sont tellements mauvais qu'on est obligés de s'adapter à eux chaque année. Si je ne le fais pas, il y en a beaucoup d'entre eux qui ressortiraient aussi mauvais qu'ils sont rentrés, il faut que je cible leurs lacunes et que je prépare mon programme en avance. L'informatique n'était pas enseignée dans les écoles, je n'ai pas comme mes collègues de base commune sur laquelle m'appuyer.

Il renversa la tête en arrière et finit sa tasse dans cette position.

- Et ça prend vachement de temps. Mais si je veux des résultats, c'est le prix à payer. Parfois c'est un peu frustrant, mais que puis-je y faire?

Ramenant la tête en avant et croisant les bras et les jambes, il repoussa du bout de la main les feuilles de test de quelques centimètres, comme pour vouloir éloigner le travail et la fatigue de lui. Il était quasiment douloureux de voir dans les tests des erreurs qu'un minimum de culture et de bon sens auraient évités. Dans son for intérieur, Lain sentait qu'il assumait les plâtres d'un système éducatif qui ne s'était pas adapté à son environnement, et qui ferait bien de revoir ses programmes rapidement sous peine de voir la nation manquer de cerveaux.
Ce n'est pas comme si on en importait déjà de l'extérieur, la disparité de nationalité au sein de l'académie étant un rappel cruel de la réalité des choses.

-Mais assez parlé de moi et de mon travail. Dites-moi, Edan, qui êtes-vous et qu'es-ce qui vous a amené ici?

Tellement d'explication. Ce mec il en avait une bonne poignée à en sortir, ça ne s'arrêtait plus parfois même Edan se sentait perdu. C'était étrange. Peut-être était-ce du au fait qu'il se trouvait nez à nez avec un professeur qui avait derrière lui des années d'études. Il se sentait petit face à lui. Ce que disait Lain était quelque chose de simple, il devait s'y connaitre, c'était son métier et malgré le temps et l'énergie qu'il m'était dans ce travail Edan avait l'impression qu'il aimait son métier.
La noyade dans les données avait été dure mais il avait réussi à en ressortir la tête haute comme si rien ne s'était passé. Il se surprit même à être intéressé dans le sens où Steiner s'impliquait véritablement dans ses cours, il devait être un un bon professeur lors de ses leçons.

« C'est bien. »

Il s'arrêta un instant dans sa phrase et bu une gorgée de son thé, ses yeux fila encore une fois sur le graphique.

« C'est bien parce que vos élèves vous intéresse vraiment. Fin' vous devez le savoir mais j'pense que pour eux ne plus se sentir rejeter parce qu'ils sont vraiment plus bas que terre dans cette matière ça change tout.»

Edan essayait de se visualiser à sa place, s'il avait le temps il ferait pareil que lui, c'est un bel objectif de vouloir la réussite de ses élèves, c'est sa propre victoire : réussir à faire réussir. Lain était-il animé d'une envie fantôme d'aider son prochain pour son avenir qui depuis plusieurs générations devenait incertain ou était-ce la satisfaction d'imprégner son cadet d'une science qui lui était encore inconnue jusqu'ici ? Les deux étaient au fond assez semblable et se rejoignaient.

« Si ça peut vous rassurer personne n'arrive vraiment à être satisfait, ou alors on projette son désir sur autre chose. Il y a toujours une frustration c'est sans fin. Et quand j'y pense c'est ça qui est frustrant. »

Par contre s'il était à place d'un des élèves Edan se trouverait être surement un des plus mauvais. L'informatique et ce genre de choses ce n'était pas comme si ça ne l'intéressait pas, il avait juste un manque de motivation, rien ne lui donner envie en ce moment. C'était le néant. Le thé qu'il buvait à petite gorgée l'aider à se détendre et à oublier parfois au combien il regrettait de n'avoir pas fait quelque chose de plus constructif dans sa vie. Ca lui prenait d'un coup, une ou deux fois par semaine il se mettait à avoir des doutes sur son avenir et à penser à toutes les conneries qui gravitaient autour de sa gueule. Le soir souvent il s'imaginait que tout ça n'était qu'une blague et qu'il allait se réveiller mais rien n'y faisait. Par contre le thé lui réussissait à balayer toutes les idées noires, c'était vraiment simple. C'était surement la différence gustative qu'il pouvait  y avoir avec la qualité de cette mixture et les sachets d'infusions plutôt suspect que son oncle lui avait ramené.  

« Mais assez parlé de moi et de mon travail. Dites-moi, Edan, qui êtes-vous et qu'es-ce qui vous a amené ici? »

« D'abord je pense que vous pouvez me tutoyer. Vous savez même certain élève le font, pourquoi pas vous ?. »

Il savait de lui-même qu'il préférait se faire tutoyer. Question de familiarité, pas besoin de prendre des pincettes avec lui, il préférait que les choses soient direct. Ensuite il se sentait gêner de cette question qui n'avait pas mauvais fond, l'intention y était et il était touché qu'on s'intéresse à lui. Alors pourquoi à chaque fois il ne savait pas quoi répondre, Edan se trouvait certes inintéressant mais il avait une sorte de blocage. Les minutes s'écoulaient pendant qu'il cherchait une réponse appropriée, ni trop ennuyeuse ni trop révélatrice. C'était plus facile d'écouter parler.

« Vous savez, moi si j'étais dans votre classe j'ferais partie des très mauvais. Après pour devenir surveillant faut pas avoir fait biologiste on va pas se mentir. C'est mon frère qui m'a trouvé ce boulot pour me faire voir autre chose. Pour l'instant ça va, j'aime bien, les élèves sont sympas, j'ai pas encore fait trop de connerie mais j'me vois pas finir ma vie la dedans, c'est triste. Et vous ? La Floride, c'était un de vos fantasmes ou vous êtes né ici ? »